Il y a dix ans, la dictature égyptienne commettait un massacre place Rabba

Blessés et morts posés sur le sol d’un hôpital de fortune. On distingue clairement sur le corps du blessé grave en avant-plan, les impacts des plombs d’un des fusils de chasse utilisés par la police égyptienne - Photo : Al-Jazeera/Scott Nelson

Par Khaled Shalaby

Les forces égyptiennes sous le commandement d’Abdel Fattah el-Sisi ont commis le pire massacre de manifestants de l’histoire moderne, avec au moins 900 personnes abattues en plein jour.

Jehan Maher Aql se souvient de chaque détail du massacre comme s’il s’était produit hier. Certains des corps étaient carbonisés au point d’être méconnaissables, dit-elle. Beaucoup ont été touchés par des tirs de sniper à la tête. D’autres avaient des blessures par balle sur le corps.

Il y a dix ans aujourd’hui, aux premières heures du 14 août 2013, les forces répressives égyptiennes ont pris d’assaut les places Rabaa et al-Nahda du Caire et ont massacré au moins 900 manifestants pro-démocratie, l’un des plus grands massacres de manifestants en une seule journée dans l’histoire moderne de l’Égypte.

Cette violente répression a eu lieu six semaines après que le général Abdel Fatah el-Sisi a pris le pouvoir contre le premier président démocratiquement élu de l’Égypte, Mohamed Morsi.

Membre éminent de l’organisation des Frères musulmans, M. Morsi a été élu un an après la révolution égyptienne de 2011, qui a chassé du pouvoir l’autocrate Hosni Moubarak et a déclenché une série d’événements inattendus qui ont rapidement développé, puis ensuite anéanti les espoirs de démocratie dans la région.

Pendant six semaines, des milliers de manifestants ont convergé vers les places Rabaa et al-Nahda pour exiger la retor au pouvoir du président élu Morsi et le retour au processus démocratique pour lequel ils s’étaient courageusement battus deux ans plus tôt.

Parmi les quelque 85 000 manifestants, beaucoup étaient membres de la confrérie des Frères musulmans, mais un nombre non négligeable d’entre eux étaient également des civils non partisans avant tout opposés au coup d’État.

Parmi les personnes rassemblées se trouvaient des femmes, des enfants et des personnes âgées.

Le 13 août, la place était plein d’activité – avec des châteaux gonflables, une piscine et des stands de nourriture à quelques mètres seulement de la zone de sit-in.

Mais un jour plus tard, il y avait « du sang partout »… « Des cadavres à perte de vue. »

« Les balles pleuvaient sur nous de tous les côtés », a raconté Mme Aql à Middle East Eye, alors qu’elle se remémorait douloureusement les moments absolument terribles où des hommes, des femmes et des enfants ont été abattus autour d’elle. « Je n’ai jamais pensé que je quitterais la place en vie. J’ai vraiment pensé que c’était la fin », dit-elle.

Une violence écoeurante

Quelques semaines plus tôt, avant de lancer son coup d’État, M. Sisi, qui avait été nommé par M. Morsi ministre de la défense et chef des forces armées, avait prévenu que ses forces devraient intervenir alors que des manifestations et des contre-manifestations antigouvernementales secouaient le pays.

« Nous sommes entièrement responsables de la protection de la volonté du grand peuple égyptien », avit déclaré M. Sisi. « Les forces armées n’ont jamais essayé d’intervenir dans les affaires publiques ou la politique. Mais je voudrais dire que nous avons tous une responsabilité morale, nationale et historique. »

« Nous n’accepterons pas que l’Égypte entre dans un tunnel sombre de conflits, de luttes internes, de guerre civile ou d’effondrement des institutions de l’État », avait-t-il ajouté.

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La suite des événements est souvent décrite comme la fin de la transition démocratique en Égypte.

À la suite du coup d’État, les partisans de l’armée se sont mis en colère et ont éprouvé de la frustration face à ce sit-in provocateur, et des appels à la dispersion ont été lancés par des médias privés et publics majoritairement favorables à l’armée.

Le 14 août, le gouvernement soutenu par l’armée a ordonné la dispersion de Rabaa et d’al-Nahda, un convoi de véhicules militaires blindés fermant toutes les sorties principales de la place, l’une des artères les plus fréquentées du Caire.

« Nous savions qu’elles (les forces égyptiennes) viendraient [sur la place] et nous frapperaient, mais que la dispersion soit aussi vicieuse, laide et violente, c’est une chose à laquelle nous ne nous attendions pas. Nous n’avons jamais pensé que nous verrions une telle chose en Égypte », a-t-elle déclaré.

Les autorités égyptiennes avaient initialement promis une dispersion progressive de la manifestation et déclaré qu’elles fourniraient des issues sûres pour que les gens puissent quitter la place. Mais en réalité, la dispersion réelle a été exactement l’inverse.

« La ligne est mince entre la vie et la mort »

En l’espace de 12 heures, du lever au coucher du soleil, les forces de sécurité et les tireurs d’élite ont tiré à balles réelles sur de grandes foules de manifestants, tandis que des véhicules blindés de transport de troupes bloquaient tous les points d’accès à la place Rabaa al-Adawiya du Caire.

Grâce aux véhicules blindés, aux tireurs d’élite et aux tirs à balles réelles, les forces égyptiennes ont tué au moins 817 personnes à Rabaa et 87 autres à la place al-Nahda, selon Human Rights Watch.

D’autres groupes de défense des droits ont avancé le chiffre de 2600 personnes, des centaines de manifestants n’ayant toujours pas été retrouvés.

« Nous étions assis dans notre tente, et les balles ont volé au-dessus de nos têtes », a raconté M. Aql à Middle East Eye. « L’une d’elles a touché un enfant qui était assis avec nous. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que la frontière entre la vie et la mort était mince. »

Les attaques ont été menées depuis les cinq entrées de la place, ce qui a rendu mortelle la tentative des manifestants – pris au piège – de quitter la place, ou le transport des blessés vers les hôpitaux. Beaucoup de ceux qui ont tenté de s’échapper ont été abattus.

« L’une des scènes que je n’oublierai jamais, c’est lorsque nous sommes entrés dans la mosquée. Les fenêtres étaient fermées et les mères et les enfants étaient enfermés à l’intérieur pour se protéger des gaz [lacrymogènes] qui étaient tirés à l’extérieur », a déclaré M. Aql.

« Nous étions tous debout pendant que les hommes portaient des cadavres et les empilaient. Parmi les morts, il y avait un jeune homme que je n’oublierai jamais. Ils l’ont d’abord porté par les jambes, mais en passant, nous avons vu qu’il n’avait plus de tête. »

« Comment ont-ils pu tuer quelqu’un comme ça ? Comment ont-ils pu lui faire sauter la cervelle ? »

Le ministre de l’intérieur de l’époque, Mohamed Ibrahim, a reconnu plus tard dans une interview télévisée qu’il avait prévu au moins 2000 morts parmi les manifestants lors de la dispersion. Le Premier ministre de l’époque, Hazem Beblawi, s’est fait l’écho de ces propos et a également déclaré dans une interview que « le résultat final était inférieur à ce que nous attendions ».

Pour des survivants comme Aql, il ne semble pas qu’une décennie se soit écoulée.

Elle dit, comme beaucoup d’autres survivants, être hantée par les images de ce jour-là, où la mort était omniprésente.

Le Tamarod a été exploité

Malgré l’abondance de preuves impliquant l’armée égyptienne dans les massacres, personne n’a jamais été traduit en justice et le gouvernement égyptien n’a toujours pas mené d’enquête transparente sur le massacre.

Le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), nommé par le gouvernement, a produit un rapport sur les événements, mais ses conclusions sont en contradiction avec les récits des témoins et des défenseurs des droits de l’homme. Lundi, un projet de rapport du NCHR a finalement été divulgué en ligne, le document affirmant qu’ « il était possible de mettre fin au sit-in sans effusion de sang ».

« Ce dossier doit être rouvert par une commission composée de juges d’instruction (…) pour que le public puisse s’appuyer sur la vérité afin de préserver l’unité de la patrie et d’éviter que cette division politique ne se transforme en une division sociale qui menace l’unité de l’État », indique le rapport, rédigé en 2014.

Les États-Unis, qui soutiennent depuis longtemps l’armée égyptienne, ont accepté l’ascension de Sisi et continuent de fournir au Caire un financement militaire crucial. Deux semaines avant les meurtres, le secrétaire d’État américain John Kerry a même décrit les événements qui ont suivi le coup d’État comme une « restauration de la démocratie ».

Shorouq Amjad, militante et ancienne membre de Tamarod, a déclaré qu’elle ne regrettait pas d’avoir lancé les manifestations contre Morsi, mais qu’il était clair que le mouvement avait été exploité par les hauts gradés de l’armée égyptienne.

Tamarod, qui se traduit approximativement par « rébellion » ou « insubordination », prétendait avoir recueilli les signatures d’un nombre stupéfiant de 22 millions d’Égyptiens, une affirmation farfelue mais qui a contribué à unir l’opposition et à mobiliser un grand nombre d’Égyptiens contre le gouvernement de M. Morsi.

Les fondateurs de ces groupes avaient initialement souligné leur volonté de rendre la politique au peuple égyptien. Mais des allégations ont circulé selon lesquelles le groupe aurait été créé par les services de renseignement égyptiens pour discréditer les Frères musulmans.

« À l’époque, nous étions jeunes et pleins d’enthousiasme », a déclaré Amjad à MEE, ajoutant que le mouvement « ne comprenait pas la politique » et n’était pas conscient du rôle de l’armée dans l’organisation des troubles.

« Le mouvement a été exploité », a ajouté Amjad. « Au début, nous avons commencé avec quelques jeunes, dont la plupart étaient issus de la révolution [contre Moubarak], et nous appelions à des élections présidentielles anticipées. »

« Mais avec le temps, nous avons commencé à voir de nouveaux visages dont nous ne savions rien. »

Elle a réalisé plus tard que cela faisait partie d’un processus dans lequel l’armée et les responsables de la sécurité ont commencé à exercer une influence sur Tamarod, profitant de la réputation du groupe en tant que mouvement révolutionnaire de base pour poursuivre leurs propres objectifs.

Des enregistrements ensuite divulgués ont également allégué que les dirigeants du Tamarod puisaient dans un compte bancaire administré par les généraux égyptiens et alimenté par les Émirats arabes unis.

La torture banalisée

En 2014, après une enquête d’un an, Human Rights Watch a conclu que les meurtres de Rabaa « s’inscrivaient dans le cadre d’une politique » et « constituaient probablement des crimes contre l’humanité ».

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« Le massacre de Rabaa a précipité une campagne dévastatrice d’arrestations, de simulacres de procès, de torture et d’exil qui a pratiquement supprimé tout espace de dialogue critique et poussé de nombreux réformistes à quitter le pays », a déclaré Adam Coogle, directeur adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à HRW.

« La prise en compte de ce qui s’est passé à Rabaa ne concerne pas seulement les victimes de Rabaa et leurs familles, mais est également cruciale pour la perspective des droits de l’homme et de la démocratie en Égypte. »

La société civile égyptienne a été durement touchée depuis l’arrivée au pouvoir de Abdel al-Sisi. La répression de l’opposition politique a en effet empêché la création de véritables partis politiques et les restrictions imposées aux organisations non gouvernementales (ONG) sont inscrites dans une loi visant délibérément à limiter leurs activités.

La loi interdit les activités telles que les sondages d’opinion et les recherches sur le terrain sans l’approbation du gouvernement et permet à ce dernier de dissoudre les ONG qui agissent à l’encontre des réglementations gouvernementales restrictives.

La plupart des groupes indépendants de défense des droits de l’homme ont quitté l’Égypte et opèrent depuis l’étranger par crainte d’être poursuivis.

Selon le Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme, aujourd’hui fermé, le nombre total de prisonniers en Égypte en mars 2021 s’élevait à 120 000, dont environ 65 000 prisonniers politiques – au moins 26 000 d’entre eux étant toujours en détention provisoire.

Il n’existe pas de décompte officiel du nombre de prisonniers politiques, et le gouvernement Sisi nie détenir des dissidents en prison.

Beaucoup de ceux qui sont détenus arbitrairement sont soumis à des disparitions forcées, qui sont devenues une “pratique systématique” sous le régime de Sisi, selon le Comité pour la justice.

Parallèlement, les groupes de défense des droits ont accusé les autorités de maintenir une politique de négligence médicale, de torture et de mauvais traitements à l’égard des prisonniers politiques, ce qui a entraîné la mort de centaines de personnes depuis 2013.

La torture reste une pratique répandue des services de sécurité. Les médias internationaux ont publié plusieurs révélations sur la torture dans les lieux de détention, mais aucun des incidents n’a fait l’objet d’une enquête de la part des autorités et les auteurs n’ont pas été poursuivis.

14 août 2023 – Middle East Eye – Traduction : Chronique de Palestine