Par Gideon Levy
De quoi le camp de “centre-gauche” en Israël a-t-il peur lorsqu’il s’agit d’annexion ? Pourquoi l’Union européenne et d’autres pays feignent-ils d’être scandalisés par cette décision à venir ?
L’annexion a toujours été présentée comme la pire de toutes les catastrophes, mais nous devons cesser de la craindre, et même lui dire oui. Elle s’annonce comme la seule voie pour sortir de l’impasse, le seul bouleversement possible qui pourrait mettre fin à ce statu quo de désespoir dans lequel nous nous sommes enlisés et qui ne pourra jamais rien amener de bon.
L’annexion est en effet une récompense intolérable pour l’occupant et une punition scandaleuse pour l’occupé. Elle légitime les crimes les plus graves et coupe le plus juste des rêves – mais l’alternative est encore pire : elle éterniserait une situation criminelle, une situation qui se perpétue depuis de nombreuses années et qui établit de fait l’apartheid.
Mais l’annexion mettrait également fin aux mensonges et obligerait tout le monde à regarder la vérité en face. Et la vérité est que l’occupation est là pour durer, qu’il n’y a jamais eu d’intentions de faire autrement. Elle a déjà créé une situation irréversible, quelque 700 000 colons, y compris ceux de Jérusalem-Est, qui ne seront jamais déplacés, et sans leur déplacement, les Palestiniens ne se retrouveront avec rien d’autre que des bantoustans, sans État ni même une plaisanterie d’État.
C’est ce que craignent les opposants à l’annexion : sans une procédure déclarative et juridique, il sera possible de continuer à semer des illusions pour l’éternité. L’annexion menacerait la survie de l’Autorité palestinienne, qui n’est qu’une tromperie et qui continue à se comporter comme si elle était un État libre et souverain au coin de la rue ; elle menacerait le camp de la paix israélien, qui continue à croire qu’il y a encore une possibilité de solution à deux États; elle impacterait l’Union européenne, qui juge qu’il suffit d’émettre des condamnations (fortes !…) contre Israël, puis de s’asseoir et de ne rien faire contre l’apartheid, de le financer et de l’armer et de vanter ses “valeurs communes” avec Israël.
L’annexion mettrait au défi les négationnistes de la réalité qui n’ont jamais de leur vie été mis au défi. Il faut donc y être favorable, malgré les injustices et les désastres qu’elle risque de créer. A long terme, le prix à payer sera inférieur à celui de la situation actuelle.
C’est précisément l’opposant juré à l’annexion, Shaul Arieli, qui a le mieux décrit ses avantages. Dans un article récent (Haaretz, édition hébraïque, 24 avril), il a noté comment l’Autorité palestinienne s’effondrerait, les accords d’Oslo seraient annulés, l’image d’Israël serait endommagée et un autre cycle de carnage pourrait éclater.
Il s’agit là de dangers réels que vous ne pouvez pas prendre à la légère mais il dit : “L’étape de l’annexion porterait un coup dur aux points d’équilibre de la situation actuelle et bouleverserait leur fragile équilibre”. Et que demander de plus, Shaul Arieli ? La stabilité que l’occupation a créée, sa normalité routinière, sont les grands ennemis de tout espoir d’y mettre fin. Il n’est pas nécessaire d’être anarchiste ou marxiste pour voir l’opportunité latente dans cette terrible vision.
Après tout, l’annexion est plus réversible que les colonies : la politique d’annexion peut un jour être transformée en démocratie.
Nous attendions ce coup pour remettre les pieds sur terre. C’est notre dernier espoir. Quiconque connaît Israël sait qu’il n’y a aucune chance qu’il se réveille un matin de son et dise plein gré : “L’occupation est laide, finissons-en”. Celui qui connaît les Palestiniens sait qu’ils n’ont jamais été aussi faibles et isolés, fragmentés et dépourvus de toute combativité. Et celui qui connaît le monde sait combien il est fatigué du conflit.
Alors maintenant, Israël va venir et, avec l’encouragement du célèbre “artisan de la paix” à Washington, tirer cette réalité de son sommeil : L’annexion. L’Anschluss. Dans les collines et dans les vallées, dans la zone C et, en fin de compte, dans toute la Cisjordanie.
* Gidéon Lévy, né en 1955, à Tel-Aviv, est journaliste israélien et membre de la direction du quotidien Ha’aretz. Il vit dans les territoires palestiniens sous occupation.
19 mars 2020 – Haaretz – Traduction : Chronique de Palestine