Gaza : remettre en cause les modèles coloniaux de destruction

24 juillet 2025 - Des centaines de Palestiniens marchent dans la rue Rashid, dans le nord de Gaza, transportant des sacs de farine après l'entrée de quelques camions d'aide humanitaire dans la zone de Zikim, dans le nord de Gaza, soulignant l'ampleur de la crise humanitaire, alors que les habitants désespérés se battent pour obtenir des denrées alimentaires de base dans un contexte de pénurie et de blocus continu. Le niveau de famine à Gaza a atteint des niveaux alarmants ces derniers jours, ce qui a conduit l'ONU à avertir que des milliers de personnes sont « au bord d'une famine catastrophique ». Plusieurs organisations internationales de premier plan ont accusé Israël d'utiliser la famine comme arme de génocide - Photo : Yousef al-Zanoun / Activestills

Par Abdalrahman Kittana

L’effacement des populations autochtones est au cœur des narratifs coloniaux.

Ces récits visent à nier les géographies, les communautés et les histoires existantes afin de justifier le déplacement et l’expulsion d’un peuple au profit d’un autre. Le projet sioniste ne fait pas exception.

Parmi les mythes fondateurs du sionisme figure l’affirmation selon laquelle il aurait « fait fleurir le désert » et que Tel-Aviv, son joyau, serait né de dunes de sable stériles, un vide inhabitable transformé par des colons pionniers. Ce cadre occulte le fait que le régime colonial a initialement construit Tel Aviv à la périphérie de Yaffa (Jaffa), une ville palestinienne prospère avec une vie culturelle riche et un commerce florissant d’oranges.

La description des « dunes » projette une image de vide et cache la vie agricole et sociale dynamique qui fleurissait dans la région. En présentant cette terre comme inhabitable jusqu’à ce qu’elle soit rachetée par les colons, ce récit a contribué à justifier la dépossession et l’expansion coloniale.

Ce processus s’est intensifié après 1948, lorsque Tel Aviv a absorbé les terres des villages palestiniens victimes d’un nettoyage ethnique, notamment al-Sumayil, Salame, Shaykh Muwannis et Abu Kabir, pour finalement s’étendre jusqu’à la ville de Yaffa.

Ce même discours colonialiste alimente la guerre génocidaire en cours à Gaza, où la destruction est recadrée à travers le récit de l’« inhabitabilité ». Gaza est de plus en plus décrite comme une ruine sans vie, un cadrage qui est loin d’être neutre.

Ce commentaire soutient que le terme « inhabitable » est un terme politiquement chargé qui masque la culpabilité, reproduit l’effacement colonial et façonne la politique et la perception publique d’une manière qui affecte profondément la vie et l’avenir des Palestiniens.

Il examine les origines, la fonction et les implications de ce discours dans la logique du colonialisme de peuplement, appelant à un changement radical dans le langage, passant de récits qui obscurcissent la violence à des récits qui affirment la présence, l’histoire et la souveraineté palestiniennes.

Effacement : de la « terra nullius » à l’« inhabitable »

Le concept de « terra nullius » (terre vide et sans propriétaire) sous-tendait l’idéologie impériale qui animait le sionisme chrétien britannique au XIXe siècle.

En 1840, la marine britannique a déployé pour la première fois des bateaux à vapeur de guerre sur les côtes palestiniennes, et en trois jours, la ville fortifiée d’Acre, qui avait autrefois repoussé Napoléon, est tombée aux mains des forces britanniques.

Réduite en ruines, la destruction de la ville a alimenté un discours colonial qui interprétait la dévastation physique comme une preuve d’absence, effaçant la frontière entre ruine matérielle et vide démographique et légitimant les revendications coloniales sur une terre prétendument vide.

En adoptant cette doctrine impérialiste britannique, le mouvement sioniste a systématiquement ignoré la présence, les droits et les aspirations de la population indigène de Palestine.

28 août 2025 – Tentes dressées sur les décombres dans l’ouest de la ville de Gaza – Photo : Rasha Abu Jalal

Comme l’expose Rashid Khalidi, cette négation est clairement illustrée dans la réponse donnée en 1899 par Theodor Herzl à une lettre du chercheur palestinien Yusuf Diya al-Khalidi, qui l’avertissait que les habitants de la Palestine n’accepteraient pas d’être chassés de leurs terres.

La réponse de Herzl rejetait l’autonomie, l’enracinement et la présence durable de la population indigène, reflétant ainsi une idée sioniste fondamentale qui ignorait ou effaçait l’existence palestinienne.

En 1917, pendant la Première Guerre mondiale, les Britanniques bombardèrent une autre ville fortifiée palestinienne côtière, Gaza, la laissant gravement endommagée, vidée de ses habitants et matériellement dévastée.

Les bombardements britanniques détruisirent plus d’un tiers des bâtiments de la ville et privèrent de nombreux autres de leurs éléments structurels essentiels, tels que les toits, les portes et les fenêtres.

Après les bombardements, les habitants palestiniens de Gaza réoccupèrent ce qui subsistait de leurs maisons et s’abritèrent dans tout ce qui avait survécu à la destruction.

Néanmoins, le haut-commissaire britannique Herbert Samuel a officiellement déclaré la ville inhabitable. Faisant un parallèle avec les paysages dévastés par la guerre en France et en Belgique, Samuel a proposé un plan de reconstruction et son employeur, le ministère britannique des Affaires étrangères, a suggéré de contacter la Fédération sioniste pour financer la reconstruction de la ville.

Bien que cela ne se soit finalement pas concrétisé, cette suggestion reflétait la stratégie plus large de la Grande-Bretagne visant à promouvoir la colonisation sioniste en Palestine par un ancrage matériel sur le terrain.

Elle révèle également l’instrumentalisation de l’« aide humanitaire » d’après-guerre au service des ambitions coloniales, transformant la reconstruction de Gaza en un vecteur des intérêts impérialistes.

Finalement, ce sont les habitants palestiniens autochtones de Gaza qui ont progressivement reconstruit leur ville, et après la Nakba de 1948, Gaza est devenue un refuge pour les Palestiniens expulsés d’autres parties de la Palestine historique, renforçant ainsi son rôle d’espace de déplacement et de confinement.

La qualité de vie à Gaza dans les années 2010 : une crise selon les Nations Unies

Le concept d’inhabitabilité en relation avec Gaza a refait surface en 2012, lorsque l’équipe de pays des Nations Unies dans le territoire palestinien occupé a averti que la bande de Gaza deviendrait invivable d’ici 2020 sans une intervention urgente et soutenue.

En 2015, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement a émis un avertissement similaire, prévoyant que Gaza pourrait devenir inhabitable dans les cinq ans.

Le secteur de l’aide et du développement s’est ensuite fait l’écho de ces avertissements, les qualifiant de sinistres mais apparemment inévitables.

Les organismes des Nations unies ont fondé leurs avertissements sur des indicateurs concrets tels que l’effondrement des infrastructures, la contamination de l’eau, la surpopulation et le chômage de masse. Bien que présentée comme une tragédie humanitaire, il s’agissait en réalité d’une crise soigneusement orchestrée par la politique israélienne.

Depuis 2007, le blocus israélien, largement condamné comme une punition collective, a durement impacté l’économie de Gaza et entravé sa reprise, tandis que les attaques militaires successives ont encore détruit les infrastructures essentielles.

Pourtant, ce discours sur l’inhabitabilité a dépolitisé la dévastation de Gaza en occultant la cause profonde : le colonialisme israélien.

À l’instar du terra nullius, l’inhabitabilité occulte les responsables et sert les récits coloniaux, présentant Gaza non pas comme délibérément détruite, mais comme intrinsèquement impropre à la vie, attendant d’être effacée ou remplacée.

De cette manière, les projections de l’ONU, aussi bien intentionnées soient-elles, font écho à la logique coloniale qui présente la dépossession des Palestiniens comme inévitable plutôt que comme imposée.

Ce discours reflète également ce que le regretté Edward Said a décrit comme la création coloniale de « géographies imaginaires », une pratique impériale qui dépouille les communautés de leur pouvoir d’action et de leur humanité afin de légitimer le contrôle.

Aujourd’hui, cela est évident dans les représentations de Gaza non pas comme un foyer, mais comme un « site de démolition » ; non pas comme une société, mais comme un problème à gérer.

De telles représentations effacent la volonté politique et la résistance palestiniennes, transformant un peuple engagé dans une longue lutte anticoloniale en victimes impuissantes attendant le salut.

L’inhabitabilité par dessein : la nécropolitique à Gaza

Le concept de nécropolitique d’Achille Mbembe met en lumière la manière dont le régime israélien exerce son contrôle sur Gaza en orchestrant l’inhabitabilité.

La nécropolitique ne se limite pas à décider qui vit et qui meurt ; elle consiste à créer des conditions telles que certaines populations sont contraintes de vivre dans des environnements inhabitables.

Dans le vocabulaire de la nécropolitique, l’inhabitabilité est la production délibérée de conditions dégradantes qui érodent lentement la vie. Elle est le point final où la survie n’est plus possible. Gaza est un exemple frappant de ce continuum : elle est devenue ce que Mbembe appelle un « monde de mort », où la vie quotidienne est systématiquement privée des moyens de survie.

Cela est rendu possible par les politiques israéliennes qui détruisent les fondements nécessaires à la vie, notamment par la destruction répétée des réseaux d’approvisionnement en eau, des hôpitaux, des écoles et des habitations, ainsi que par l’entrave délibérée à la reconstruction.

C’est précisément dans ce contexte nécropolitique que s’impose le cadre de l’« inhabitabilité ».

Une fois que Gaza est présentée comme invivable ou inhabitable, l’attention se détourne de la responsabilité du régime israélien pour se concentrer sur l’aide humanitaire et les secours internationaux.

De plus, ce cadrage crée une logique qui s’autoalimente : l’aide ne préserve la vie qu’au sein même des structures mises en place par Israël pour produire la mort et l’invivabilité. De cette manière, l’aide humanitaire s’intègre dans l’appareil même du contrôle nécropolitique, n’offrant qu’un répit temporaire tout en laissant le système colonial intact et ses auteurs exempts de toute responsabilité.

Aujourd’hui, alors que le génocide se poursuit, l’aide humanitaire est elle-même devenue un piège mortel.

De plus, le cadre de l’inhabitabilité encourage la lassitude des donateurs, décourage un engagement international soutenu et ouvre la porte à des propositions de transfert de population ou de relocalisation forcée, souvent présentées comme des solutions humanitaires.

Il sape également le droit des Palestiniens à rester à Gaza, érode leur droit plus large à l’autodétermination et produit du désespoir.

20 août 2025 – Les enfants de Rasha Abu Jalal devant leur tente, à Gaza – Photo : Rasha Abu Jalal

Plus insidieux encore, il efface les efforts persistants des Palestiniens pour reconstruire, résister et affirmer leur vie face à la destruction génocidaire, les présentant comme des victimes passives plutôt que comme des sujets politiques engagés dans la résistance et la survie.

Ce discours ne se contente pas de déformer la réalité, il fait avancer le projet colonial de longue date qui consiste à rendre invisible l’action des Palestiniens.

S’orienter radicalement vers la réhabilitation

Pour démanteler la logique coloniale inscrite dans le discours sur l’inhabitabilité, nous devons repenser Gaza sur le plan conceptuel et politique. Cela commence par demander des comptes aux structures et aux acteurs responsables de sa dévastation : le régime israélien et la complicité – ou la négligence stratégique – des institutions internationales.

Nous devons également insister sur le fait que Gaza n’est pas un espace irrécupérable. C’est un lieu de lutte, de créativité et d’endurance collective permanentes.

Même au milieu d’une violence génocidaire, les Palestiniens persistent à construire des maisons, à cultiver la terre, à éduquer leurs enfants et à affirmer leur droit à vivre dans la dignité.

Cette persévérance palestinienne révèle que Gaza n’est pas inhabitable, mais qu’elle est activement réhabilitable, rendue à nouveau vivable grâce au travail acharné de son peuple.

Le concept de réhabitabilité offre une alternative critique aux récits d’effondrement. Il met en avant les pratiques quotidiennes grâce auxquelles la vie à Gaza est reconquise et maintenue face à la destruction structurelle.

Les initiatives récentes, telles que la réutilisation des décombres pour construire des abris, le marquage des terres agricoles avec des débris et la relance des entreprises avec des matériaux récupérés, ne sont pas seulement des signes de résilience. Ce sont des actes politiques qui résistent à l’effacement et s’opposent à la passivité inhérente au discours humanitaire.

La réhabitabilité, en ce sens, est à la fois une pratique matérielle et une intervention même symbolique : elle affirme la possibilité de vivre autrement, même au sein de systèmes conçus pour anéantir la vie.

La réhabitabilité n’est donc pas simplement une question de survie ; c’est une affirmation politique qui remet en cause les structures conçues pour rendre Gaza invivable.

Pourtant, cette affirmation est continuellement sapée par les systèmes mêmes qui prétendent soutenir le redressement de Gaza.

Après tout, l’échec récurrent de la reconstruction de Gaza après les offensives militaires successives n’est pas le résultat d’une incapacité locale, mais d’un système d’aide et de gouvernance dysfonctionnel et imposé de l’extérieur.

En fait, la communauté internationale a joué un rôle central dans l’élaboration d’un cadre de reconstruction fragmenté et politisé, qui privilégie l’aide temporaire au détriment du redressement à long terme et marginalise systématiquement l’action palestinienne.

Parallèlement, les acteurs internationaux, tout en se présentant comme neutres, ont opéré dans le cadre d’un paradigme humanitaire qui perpétue la dépendance, entrave le développement durable et laisse sans réponse les causes profondes de la destruction.

Recadrer Gaza sous l’angle de la réhabitabilité n’est donc pas un simple changement sémantique, mais un appel à transformer radicalement les conditions politiques et matérielles qui déterminent son avenir.

Cela exige de mettre au centre les connaissances, les droits et les visions des Palestiniens, de rejeter les cadres isolationnistes et de se mobiliser pour la justice, le retour et la décolonisation.

À Gaza, la réhabitabilité n’est pas seulement possible, elle est un impératif politique essentiel qui résiste à la dépossession et affirme la prééminence de la vie.

Reconstruire la vie à partir des ruines

Le fait de continuer à qualifier Gaza d’inhabitable porte atteinte aux droits fondamentaux des Palestiniens, notamment leur droit d’exister, de rester, de revenir et de reconstruire. Cela impliquerait une fatalité et une irréversibilité, alors que l’histoire et l’écologie ont toujours démontré le contraire.

Même après le bombardement atomique d’Hiroshima, la nature a défié les discours sur l’anéantissement total. La réapparition de la vie végétale quelques mois seulement après l’explosion, en particulier la floraison des lauriers roses et la survie des ginkgos résistants, a été un puissant symbole de régénération.

Les villes sont également des entités extraordinairement résilientes, capables de se remettre des guerres, des catastrophes et des violences de masse.

L’histoire montre que les villes restent rarement en ruines pour toujours, et Gaza en est un exemple parfait.

Après les ravages de la Première Guerre mondiale, elle a été progressivement reconstruite et réintégrée dans la vie sociale et économique de la région.

Malgré des décennies d’occupation et de blocus israéliens, Gaza a continué à survivre. Cette réalité sape les affirmations péremptoires et fatalistes selon lesquelles elle serait inhabitable et confirme la capacité naturelle de l’être humain à reconstruire sa vie à partir de ruines.

Le discours sur l’inhabitabilité ne doit donc pas être accepté comme une donnée, mais contesté et remplacé par le concept de réhabitabilité, lequel affirme non seulement la possibilité d’un rétablissement, mais aussi le droit inaliénable d’habiter et de vivre dans la dignité, et pour les Palestiniens déplacés à l’intérieur et à l’extérieur de Gaza, de revenir, de reconstruire et de reprendre leur vie selon leurs propres conditions.

27 août 2025 – Al-Shabaka – Traduction : Chronique de Palestine

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