Le génocide moral d’une armée vertueuse

Damian Morales, artiste graffeur argentin, a réalisé une œuvre dramatique représentant une attaque aérienne israélienne sur Gaza, avec des enfants fuyant pour sauver leur vie devant un hélicoptère de combat, tandis que des parents serrent dans leurs bras leurs proches morts ou mourants - Photo : via réseaux sociaux

Par Marie Schwab

« Quelle Palestine reconnaissez-vous, celle qu’Israël extermine à Gaza ou celle qu’Israël annexe en Cisjordanie ? » : ironise l’avocate palestinienne Milena Ansari.

Plutôt que de reconnaître le génocide, de regarder en face les morts, le feu, le sang, la faim, les ruines, la France décide de reconnaître un Etat palestinien qui n’existe pas.

Plutôt que de reconnaître sa complicité dans le génocide, d’imposer des sanctions, d’imposer un cessez-le-feu, la France mène une nouvelle opération de com et de diversion.

Reconnaître sur le papier un Etat inexistant, sans lui donner les moyens d’exister autrement qu’opprimé, occupé, colonisé, est en soi la démonstration que décidément le projet sioniste est le projet de l’Occident. Cela revient, ni plus ni moins, à normaliser la colonisation et l’occupation.

Qu’on m’explique dans quelle mesure un Etat sans frontières ni continuité territoriale, sans souveraineté ni armée, auquel on dicterait quels groupes ont le droit d’être élus ou non, représente une avancée pour les droits des Palestiniens.

Un Etat dont les citoyens doivent demander à un autre Etat l’autorisation pour travailler dans la ville voisine, aller à l’étranger, construire une maison, forer un puits, se marier. Un Etat dont les citoyens peuvent être emprisonnés et chassés de leur maison à tout moment par l’occupant. Un Etat dont la vie et la mort des citoyens dépend du bon vouloir d’un autre Etat. Un Etat où le droit au retour est proscrit.

Reconnaître l’État de Palestine sans reconnaître aux Palestiniens le droit à l’autodétermination et la légitimité de la résistance contre l’occupation, tout en affirmant que c’est «  le seul moyen d’exercer des pressions » sur Israël, c’est avant tout faire le jeu de l’occupant. C’est l’exact inverse d’exercer des pressions. Et confesser que ce génocide est notre génocide.

Reconnaître l’État de Palestine sans que cela ne porte à conséquence, ni pour l’occupant, ni pour les Palestiniens, sans immédiatement envoyer un ambassadeur à Gaza, sans aider à la constitution d’une armée ni mettre tout en œuvre pour qu’Israël démantèle les colonies et se retire des Territoires occupés revient à entériner le statu quo colonial et encourager le génocide. On ne peut choisir approche plus absurde avec la prétention de vouloir régler la question.

La résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 18 septembre 2024 statuant sur l’illégalité de la colonisation et de l’occupation et l’obligation pour l’occupant de se retirer des territoires occupés n’est pas une fin en soi : il revient à chacun des 124 Etats l’ayant votée de la faire appliquer. En se désengageant maintenant et en cessant de soutenir Israël.

L’UE ne cesse d’invoquer comme un mantra diplomatique la solution à deux Etats, dans un sempiternel contournement du problème, un éternel écran de fumée, qui permet à l’occupant de gagner du temps, et à ses soutiens de continuer à profiter du génocide et de l’occupation pour s’enrichir.

Nous devrions cependant tous avoir compris qu’il n’y a pas de solution incluant le sionisme. Pas plus qu’il n’y a de solution incluant l’impunité.

Haim Bresheet le formule ainsi : « Il n’y a pas de solution à deux Etats car toute option maintenant le sionisme n’est pas une solution. C’est Israël qui a rendu cette solution impossible. C’est l’illusion à deux Etats. Le génocide n’est pas un égarement, c’est la conséquence naturelle de la maladie qu’est le sionisme. »

Les soutiens d’Israël – Etats et médias – épousent le négationnisme israélien en refusant d’utiliser les termes qui s’imposent aux spécialistes du génocide, aux juristes internationaux et aux organismes des droits de l’homme : génocide, apartheid, crimes contre l’humanité.

L’UE dans son effort négationniste se complaît dans l’idée que les crimes commis par l’occupant sont moraux, ou du moins pas tout à fait des crimes, puisque commis par une armée vertueuse, ou du moins amie.

Nous avons affaire à un négationnisme collectif d’un nouvel ordre . L’occupant, depuis près de deux ans, ne cesse d’énoncer des intentions qui correspondent point par point à la définition juridique du génocide, se filme en train de le commettre, le revendique et se vante de tout ce qui constitue son crime  : assassinats de masse, destruction des maisons, des hôpitaux, des infrastructures, blocus – tout en niant qu’il s’agit d’un crime. Reconnaître pour mieux nier.

Globalement, tant que seuls les Palestiniens meurent, il ne se passe rien. On ne parle des Palestiniens que lorsqu’ils commettent des actes de violence ou qu’ils ne se soumettent pas.

A Gaza, depuis 23 mois, un enfant arrive aux urgences ou à la morgue toutes les 10 minutes, dans un silence médiatique et politique assourdissant. Que faut-il de plus pour que les puissants agissent ?

A Gaza, Samir, 8 ans, rêve de revoir son frère. Le plus grand désir de Najla, 10 ans, c’est de manger et de redevenir comme avant. Hussam, 9 ans, aimerait pouvoir à nouveau marcher. Le rêve de Zein, 9 ans, c’est de revoir sa maman, juste cinq minutes. Yasmine, 8 ans, voudrait que son papa redevienne comme avant, et aller à l’école.

A Gaza, les parents de Fatima, 5 ans, recueillis autour du corps de leur fille, chantent la chanson qu’elle avait choisie pour ses funérailles, si elle devait mourir.

A Gaza, Zaina, 8 ans, avait dit : « Si je meurs, je demanderai à Dieu d’arrêter la guerre ». Elle a été assassinée avec six autres enfants alors qu’elle attendait de l’eau, à al-Mawasi, dans le sud, au moment précis où l’occupant vantait al-Mawasi pour sa sécurité et son accès à l’eau auprès des habitants de Gaza-Ville – et faisait exploser leurs maisons au rythme de 300 logements par jour, au moyen de robots chargés de 100 tonnes d’explosifs.

Abu Mohammad, à Gaza-Ville, s’interroge : « L’occupant nous ordonne d’aller dans la zone sûre. Je ne sais pas où se trouve cette zone. Si elle existait, j’irais, mais il n’y en a pas. Al-Mawasi est bombardée comme le reste. Nous ne savons pas quoi faire. La peur est partout ici, mais elle omniprésente là-bas aussi. »

77 ans après avoir été expulsés dans la violence de chez eux, si les Palestiniens doivent à nouveau fuir, n’est-il pas temps que ce soit pour al-Majdal, Beit Daras, Hammama, Yaffa ? Le droit au retour n’est pas une faveur et il n’est pas négociable, il est inscrit dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et la 4e Convention de Genève.

Hani Mahmoud, journaliste, témoigne depuis Gaza-Ville : « Aucun endroit n’est sûr, où que nous allions. Nous pouvons juste espérer que tel endroit sera suffisamment sûr le temps que nous y serons, avant d’aller ailleurs, avec la même insécurité. »

« Nous évitons les dangers certains. Mais cela ne vaut que pour 1 à 2 % des dangers. Les 98-99 % restants font partie du risque que nous prenons. Je peux choisir d’aller là ou là, je peux choisir d’aller voir ma famille. Ce sera peut-être la dernière fois. Et c’est vrai pour tout : ce sera peut-être la dernière fois. »

« Ce n’est pas « juste une question de F-35 et de drones, que nous entendons non-stop depuis 23 mois : une ville entière est en train d’être détruite, bloc après bloc, rue après rue. Et cela ne se résume pas à ça non plus – ce qui disparaît, c’est ce qui constituait le cadre de vie des gens, tout ce qu’ils avaient construit depuis des décennies. La destruction est partout. Dans les familles, la peur est constante – que tout cela continue et que les bombardements incessants effacent leur histoire et leurs souvenirs. C’est un cauchemar éveillé. Nous ne pouvons pas vivre un instant sans penser aux risques. Nous ne cherchons plus la sécurité mais la survie. » [1]

Tareq Abu Azzoum, journaliste, témoigne depuis al-Mawasi, zone désignée comme sûre par l’occupant : « Les familles arrivées de Gaza-Ville sont passées d’un cauchemar à l’autre. Il y a ici une combinaison d’absence de sécurité, absence d’infrastructures, absence de sanitaires, surpopulation, et il faut marcher de longues distances pour espérer trouver de l’eau. » [2]

Le monde des puissants laisse faire, et fait mine de gober que le nettoyage ethnique du nord de la Bande de Gaza sert des intérêts militaires.

« La campagne de propagande israélienne est proprement schizophrène. A présent ils disent : ‘Gaza-Ville est le dernier bastion du Hamas’. C’est mot pour mot ce qu’ils avaient déjà dit de Rafah, de Khan Younis, et de Gaza-Ville lors des trois ou quatre précédentes invasions de la ville », souligne l’analyste palestinien Mohammed Shehada.

Cette même schizophrénie amène l’occupant à agresser en prétendant se défendre et à systématiquement assassiner depuis des décennies ceux qui oeuvrent pour l’apaisement. Lundi, veille de l’assassinat partiellement raté à Doha des officiels du Hamas en pourparlers pour un cessez-le-feu, Basem Naim déclarait : « Il est clair que le but premier [d’Israël] est de parvenir à un refus de la proposition [de la part de la partie palestinienne] et non de trouver un accord menant à la fin de la guerre. »

L’Europe veut la paix ? Qu’elle impose la justice.

Je voudrais terminer par une pensée pour Ibrahim, 3 ans, qui a vu les corps déchiquetés de ses parents et de ses sœurs.

Pour Abdallah, secouriste, qui entend les pleurs d’un petit enfant enfoui sous les gravats, creuse et soulève du béton sans outillage pendant six heures, et finit par trouver le petit corps, sans vie.

Pour Mouin, musicien, qui compose une chanson en s’inspirant du bourdonnement des drones pour conjurer la peur et insuffler l’espoir.

Le dernier mot revient à Omar Barghouti : « La chose la plus importante, c’est que chacun, chacune agisse au sein de sa sphère d’influence pour arrêter la complicité. C’est la première obligation morale. » (16)

Notes:

  • [1] « Destruction is everywhere, fear is constant », Al Jazeera ; 3.9.2025 14h GMT
  • [2] Displaced Palestinians in al-Mawasi flee one nightmare for another, Al Jazeera, 8.9.2025, 10h GMT

10 septembre 2025 – Transmis par l’auteure.

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