
10 décembre 2022 - Les Palestiniens de Gaza s'étaient rassemblés en grand nombre pour regarder le match Maroc-Portugal en quart de finale de la Coupe du monde - Photo : Mahmoud Ajjour / The Palestine Chronicle
Par Tewfik Hamel
Le régime échange une légitimité symbolique contre des gains stratégiques, au risque d’une implosion politique.
L’arrivée des forces de la Brigade Golani israélienne au Maroc pour les exercices militaires African Lion 2025 a provoqué une onde de choc politique dans toute l’Afrique du Nord.
Ce n’est pas simplement le fait de la présence militaire d’une puissance étrangère, mais plutôt le poids symbolique d’accueillir une unité accusée de crimes de guerre à Gaza qui a cristallisé la colère généralisée des citoyens marocains.
Depuis les accords d’Abraham, le Maroc s’est de plus en plus aligné sur les intérêts israéliens et américains dans les domaines militaire, du renseignement et de la surveillance.
Cette normalisation a été présentée par le régime comme un impératif stratégique pour contrebalancer l’Algérie et renforcer sa position au Sahara occidental. L’expertise militaire israélienne, en particulier dans le domaine des drones et de la surveillance du désert, est considérée comme essentielle pour obtenir un avantage opérationnel sur le Front Polisario.
Mais cette recherche d’une profondeur stratégique se fait au prix d’un déficit croissant de légitimité. La monarchie marocaine tire traditionnellement sa légitimité du symbolisme religieux, de la continuité historique et de la perception de l’unité nationale.
En accueillant ouvertement les forces israéliennes, en particulier des unités telles que le Golani, le régime risque d’aliéner une grande partie de la population et de saper son propre discours national.
Le paradoxe réside dans les calculs du régime : en affirmant sa souveraineté et son importance stratégique à l’extérieur, il sape les fondements du consensus et de la cohésion à l’intérieur.
Pourquoi le régime persiste-t-il dans cette stratégie, malgré un mécontentement visible ?
La logique de Rabat semble reposer sur plusieurs facteurs étroitement liés :
- notamment l’utilité géostratégique, en particulier en ce qui concerne les avantages militaires et technologiques qu’il peut tirer de son partenariat avec Israël
- le soutien occidental, notamment une voie d’accès préférentiel aux cadres militaires et sécuritaires américains et européens
- et le pluralisme sous contrôle, ou la conviction que la dissidence peut être gérée sans changements politiques fondamentaux.
La normalisation est également considérée comme un autre moyen de saper l’influence d’Alger.
Indignation morale
Cette stratégie semble toutefois être un pari risqué. Le gouvernement échange une légitimité symbolique contre des gains stratégiques, au risque d’une implosion politique.
La monarchie semble croire que le système politique peut absorber les tensions actuelles sans déstabilisation fondamentale et qu’avec le temps, la normalisation deviendra un aspect accepté, sinon populaire, de la politique étrangère marocaine.
Mais cette approche comporte des faiblesses. Si les manifestations s’intensifient au-delà de la capacité du régime à les gérer, ou si les avantages stratégiques promis ne se concrétisent pas de manière visible, Rabat pourrait se retrouver dans une situation où elle aurait sacrifié sa légitimité populaire sans obtenir d’avantages en contreparties.
La viabilité de cette stratégie dépend en fin de compte de la capacité du régime à obtenir des gains nationaux tangibles qui justifient cette alliance hautement contestée aux yeux des Marocains.
L’éclatement de protestations dans des villes telles que Rabat, Casablanca, Fès et Tanger, malgré les restrictions strictes imposées à l’expression politique, montre que la société civile marocaine conserve un pouvoir de mobilisation important.
Le Front marocain de soutien à la Palestine et contre la normalisation, une coalition de partis politiques et de groupes militants, est apparu comme un acteur clé qui exprime l’indignation publique et présente la normalisation comme une trahison.
Toutefois, plusieurs facteurs structurels limitent la portée de cette mobilisation. La couverture des manifestations est restreinte dans les médias officiels marocains, ce qui réduit leur visibilité et leur possibilité de coordination à l’échelle nationale.
En outre, les initiateurs des manifestations sont souvent arrêtés ou placés sous surveillance, tandis que d’autres mouvements sont fragmentés ou absorbés par le régime.
Troisièmement, il n’existe pas d’alternative politique crédible. Les partis d’opposition étant marginalisés ou délégitimés, aucune force politique cohésive n’a émergé pour contester efficacement l’orientation de la politique étrangère de la monarchie.
Malgré ces limites, la mobilisation actuelle pourrait jeter les bases de transformations à plus long terme.
L’indignation morale suscitée par la guerre génocidaire menée par Israël contre Gaza, amplifiée par la présence visible des troupes israéliennes au Maroc, a créé une conscience transnationale qui relie les luttes locales à des injustices mondiales plus larges.
Trajectoires possibles
L’ouverture de la monarchie marocaine à la coopération militaire avec Israël résulte donc d’un calcul complexe qui privilégie la souveraineté territoriale, la rivalité régionale avec l’Algérie et l’intégration dans les cadres sécuritaires occidentaux.
Le régime semble prêt à accepter une dissidence interne importante pour faire avancer ces objectifs stratégiques, estimant que les avantages concrets de la normalisation l’emportent sur les coûts pour son autorité symbolique.
La viabilité de cette approche reste toutefois discutable. Le caractère sans précédent des manifestations actuelles suggère que la cause palestinienne transcende le pluralisme contrôlé du Maroc et touche à des aspects fondamentaux de l’identité nationale qui dépassent les clivages idéologiques.
Les outils traditionnels utilisés par le régime pour gérer la dissidence – concessions limitées, répression ciblée et contrôle du discours – sont confrontés à des défis croissants dans un contexte où la présence militaire israélienne concrète constitue un point de ralliement visible pour l’opposition.
À l’avenir, plusieurs scénarios sont envisageables. Le régime pourrait réussir à contenir la dissidence et à normaliser progressivement la coopération répressive avec Israël comme un fait accompli, reléguant ainsi l’opposition à des espaces politiques marginalisés.
À l’inverse, une pression soutenue pourrait l’obliger à réorienter sa stratégie vers des formes de coopération moins visibles, conservant ainsi ses avantages stratégiques tout en réduisant les provocations symboliques.
Dans un scénario plus instable, la crise de légitimité pourrait s’aggraver si les conflits régionaux s’intensifient et que les forces marocaines deviennent, même indirectement, associées aux actions militaires israéliennes.
Le pari stratégique du Maroc a fondamentalement modifié son positionnement régional et sa dynamique politique interne. En privilégiant la realpolitik militarisée au détriment de la résonance émotionnelle et idéologique de la cause palestinienne au sein de l’identité marocaine, la monarchie a engagé une transformation dont toutes les implications ne seront peut-être pas visibles avant des années, et qui pourrait avoir des conséquences importantes pour la stabilité et la gouvernance dans toute l’Afrique du Nord.
Le renforcement de l’alliance du régime marocain avec Israël n’est pas seulement un changement de politique étrangère, c’est une rupture du contrat symbolique qui lie l’État et la société.
La question de savoir si la monarchie pourra maintenir cette position sans provoquer une instabilité interne plus profonde reste ouverte.
Auteur : Tewfik Hamel
* Tewfik Hamel est chercheur, conférencier et formateur. Il est titulaire d'un doctorat en histoire militaire et études de défense de l'université Paul-Valéry (France). Il est chercheur associé au Conservatoire national des arts et métiers (France), à l'Institut d'études géopolitiques appliquées (France), à l'Initiative pour la paix et la sécurité en Afrique (Sénégal), à Idées-Afrique (Canada) et à Stractegia. Il contribue régulièrement à des médias francophones et arabophones et publie en français, en anglais et en arabe.
4 juin 2025 – Middle-East-Eye – Traduction : Chronique de Palestine
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