Vouloir discriminer entre « innocents » et « résistants », c’est faire le jeu de l’occupant

Anas al-Sharif, journaliste d'al-Jazeera à Gaza, a été assassiné avec cinq de ses collègues par les Israéliens le 10 août 2025 - Photo : réseaux sociaux

Par Marie Schwab

« L’assassinat des journalistes est la preuve qu’Israël est incapable de contrer l’information venant de Gaza. Pourquoi tuer des journalistes si vous pouvez contrer leur récit ? Anas, comme les 270 autres journalistes assassinés, était une voix puissante car il disait la vérité » dit Ramzy Baroud.

Où, ailleurs qu’en Palestine, les journalistes de 28 ans écrivent-ils leur testament ?

Anas Al-Sharif n’était pas seulement une des voix les plus importantes de Gaza, mais un des regards les plus essentiels pour le monde. Il écrivait avec le sang des martyrs, son visage d’ange toujours au coeur du danger, de l’horreur, de la terreur.

Comment s’étonner que l’occupant ose tuer l’icône du journalisme arabe, quand semaine après semaine on a laissé Israël banaliser l’assassinat méthodique des journalistes palestiniens ? [1]

Anas a été tué par ceux dont la raison d’être est le mensonge et le meurtre de masse, dans la volonté de faire taire le récit palestinien, d’effacer l’histoire racontée par les victimes. C’est aussi un avertissement adressé au peu de journalistes qui restent.

A toujours promptement chercher à nier tout lien avec la résistance de tel ou tel journaliste, universitaire, médecin, ne contribuons-nous pas à criminaliser la résistance ? Rappelons-nous que se défendre contre l’occupation, par tous les moyens, est non seulement moral et légitime, mais aussi légal. Ergoter, disculper, discriminer entre innocents  et résistants, c’est faire le jeu de l’occupant et justifier le génocide.

Ramzy Baroud :

« Ignorez la propagande sioniste. Dites votre vérité, ainsi vous contribuerez à marginaliser le récit israélien et à l’orienter vers ce qui doit être dit. Nous voulons parler du génocide, mais dire aussi que nous ne nous rendrons pas. Le fait est que la société de Gaza soutient largement la résistance et que nombreux sont ceux qui sont engagés dans la résistance, qu’elle soit islamique ou socialiste, peu importe. L’occupant nous assassine et nous affame, mais, aussi, nous résistons. Nous sommes organisés. Affirmer l’inverse est aussi une forme de déshumanisation. Nous sommes des combattants pour la liberté. Parce que lorsque votre famille a été assassinée, que votre village a été brûlé, vous résistez. Pour nous, il s’agit d’une guerre de libération. C’est une question de dignité. Oui, c’est un génocide. Mais en tant que Palestiniens, nous avons des choix. Et notre choix, c’est de résister. Pour nous, c’est une guerre de libération. »

L’occupant, qui a largué plus de 150 000 tonnes de bombes sur Gaza ces 22 derniers mois, essaie à présent de nous faire croire à un nouveau plan de prise de contrôle.

Israël, qui occupe Gaza depuis 1967, contrôle ses frontières terrestres, maritimes et aériennes, et depuis 18 ans chaque calorie qui y entre, chaque colis qui en sort et qui la bombarde quand bon lui semble depuis 20 ans, essaie à présent de nous faire croire à un tournant majeur.

L’occupant ne distord pas seulement le droit, n’inverse pas seulement les valeurs, mais redéfinit aussi les mots et les faits.

A présent, l’occupant évoque sans vergogne ses plans d’annexion du Proche Orient, du Nil à l’Euphrate, sous le nom prometteur de Grande Paix au Proche Orient. L’équation est simple : Grand Israël = destruction de la Palestine et des Palestiniens + soumission des Etats voisins par les bombes / le chantage / la corruption. Le tout sous couvert de « mission messianique ».

Que l’on m’explique qui sont les fanatiques fondamentalistes !

A Gaza, il n’y a plus de saisons, de jours, de nuits ; le temps s’est arrêté à la première heure du génocide, lorsque les Palestiniens ont compris que seules les séparaient de la mort la survie, la résilience, la résistance.

« L’occupant ne trouvera rien d’autre ici que nos corps et nos âmes. Nous mourrons ici. Je ne partirai pas pour le sud de Gaza », déclare Rajab, à Gaza-Ville, à la suite d’une énième sommation à l’évacuation.

Ahmed a pris la même décision : « Nous avons été déplacés au moins huit fois. A présent nous sommes ici, et nous ne partirons plus. Nous avons enduré la souffrance, la famine, la torture et des conditions indignes, affronté la mort cent fois, et notre dernière volonté est de mourir ici. » [2]

A Gaza, Mounir, 11 ans, prend le pouls et fait un massage cardiaque à son frère Mo’ataz, assassiné alors qu’il attendait de l’aide.
A Gaza, les enfants de 13 ans se font tirer dessus alors qu’ils cherchent de la farine pour nourrir leurs petits frères et sœurs.
A Gaza, la population a perdu entre 20 et 30 % de son poids, rapporte le Dr. Khamis Elessi.

Les parachutages n’ont pas pour but de mettre un terme au blocus, mais de permettre qu’il continue, et loin d’apporter une amélioration, ils contribuent à aggraver la famine, couvrant seulement 1 % des besoins. [3]

La malnutrition, même légère, marque l’entrée dans la spirale vers la mort. La moindre maladie, une blessure même bénigne deviennent potentiellement mortelles. Quantité de morts sont directement liées à la malnutrition mais n’ont pas été comptabilisées comme telles, imputées à des maladies ou des blessures.

Cependant, les rédactions et les puissances occidentales continuent d’éviter d’utiliser le terme de famine. Reconnaître la famine sans rien faire serait un aveu de complicité.

« La famine se mesure en quantités de calories refusées, de camions bloqués, de champs détruits. L’histoire se souviendra de la famine à Gaza, du prix de la farine et du sucre, des noms des enfants et des camions bloqués. L’histoire se rappellera comment le monde a accepté qu’on lui dise, au milieu du déluge, que le ciel était clair », écrit Daoud Kuttab.

Pour des milliers d’enfants, c’est trop tard. Ils vont mourir ou garder des séquelles à vie, même si la nourriture rentre sans restriction ce soir. Mais des milliers d’autres peuvent encore être sauvés.

La Dr. Samah Jabr alerte sur les conséquences mentales de la famine : outre les dommages cérébraux irréversibles, la famine entraîne également des dommages comportementaux, entraînant un traumatisme sur plusieurs générations et détruisant le tissu social.

« Disposer de moins de 400 calories par jour favorise la compétition, l’égoïsme ; c’est aussi la résilience des Palestiniens en tant que société qui est visée. »

Comme nous le savons, le ciblage du système de soins par les bombes et le blocus a transformé les hôpitaux de Gaza en murs partiellement debout avec une trousse de premiers secours.

Le Dr. Khamis Elessi souligne l’importance d’être soigné « au bon moment au bon endroit, sinon le risque de complications et d’infections mortelles est très élevé. »

« Les blessures non mortelles comme les plaies ou les fractures ouvertes ne sont pas traitées car non prioritaires vu l’urgence et la capacité de prise en charge. 60 à 70 % des blessures aux membres évoluent vers l’amputation à cause de l’effondrement du système de soins et de l’effondrement du système immunitaire », souligne le Dr. Ghassan Abu Sittah.

A ce jour, 7 % de la population de Gaza souffre de blessures incapacitantes à vie.

Autre témoignage, celui du Dr. Ahmad Yousaf, pédiatre :

« Un jour, entre 40 et 60 patients arrivent, tous en même temps, avec tous la même blessure par balle aux jambes, ou aux parties génitales, ou à l’aine. Le lendemain, les patients arrivent avec des blessures par balle à la poitrine, et le jour suivant à la tête ou à la nuque. Quelqu’un, derrière sa lunette, décide de quelle manière ils vont mutiler ou tuer les gens, enfants, jeunes, adultes, vieillards. Comme s’il y avait un quota du nombre de personnes à tuer et à mutiler chaque jour. (…) Quand les enfants arrivent après un massacre majeur, à différents stades d’agonie, appelant leur mère, nous savons que n’importe où ailleurs, nous ferions quelque chose pour eux, mais dans le piège de la mort qu’est Gaza toute entière, nous ne pouvons pas les soulager, et ils sont privés de dignité et d’humanité même dans la mort. »

Cependant, les médias occidentaux mainstream s’obstinent à refuser d’utiliser le terme de génocide, s’essuyant les pieds sur les rapports des organismes des droits de l’homme de premier plan. A lui seul, ce refus est un aveu de complicité.

Le dernier tweet d’Anas al-Sharif, posté une heure avant sa mort :

« La ville saigne depuis 22 mois. Les martyrs se comptent par dizaines de milliers et les blessés par centaines de milliers. Si cette folie ne cesse pas, il ne restera de Gaza que des décombres. Le visage et la voix de son peuple disparaîtront, et l’histoire se souviendra de vous comme des témoins silencieux d’un génocide que vous avez choisi de ne pas stopper. Partagez ce message. Se taire, c’est être complice. »

Notre mobilisation n’a pas réussi à sauver un seul des milliers d’enfants assassinés à Gaza. Mais peut-être que si, sur les places du monde entier, ne flottait pas le drapeau palestinien, ce serait pire.

Je voudrais terminer par une pensée pour Youssef, né dans les prisons israéliennes, assassiné 17 ans plus tard par une bombe israélienne. Il avait survécu à quatre guerres et 21 mois de génocide.

Les derniers mots reviennent à Ramzy Baroud : « Chacun de nous est capable de faire bouger les choses. N’attendons pas que les autres le fassent. »

Notes :

[1] Chris den Hond documentait dès 2002 le ciblage des journalistes dans les Territoires occupés : Le journalisme palestinien : une arme dangereuse. Voir ou revoir aussi Cinq caméras cassées, de Imad Burnat, 2011.
[2] « We will die here » : Palestinians react to Israeli takeover plan, Al Jazeera 17h GMT, 8.8.2025
[3] Mohammad Shehada, Aid drops providing less than 1 percent of Gaza’s food needs, Al Jazeera, 10.8.2025

16 août 2025 – Transmis par l’auteure.

Soyez le premier à commenter

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.