Nous ne nous adaptons pas… nous sommes refaçonnés

Un homme marche seul dans les ruines de Gaza, où des quartiers entiers ont été réduits en décombres - Photo : Ibrahim Alhabbash

Par Hassan Abo Qamar

En nous forçant à nous consacrer entièrement et uniquement à notre survie, le génocide nous conditionne à renoncer à notre combat pour la liberté.

On m’a raconté un jour l’histoire d’un homme qui avait été injustement emprisonné, une histoire souvent citée dans les discussions sur l’adaptation psychologique et la normalisation de la souffrance.

Au début, cet homme était en colère et réclamait chaque jour sa liberté. Mais étrangement, avec le temps, la prison lui semblait moins dure qu’au début. Sa cellule était équipée d’un lit avec un matelas, d’une petite télévision, d’étagères et même d’un sol recouvert de moquette. Tout cela rendait la prison un peu plus supportable.

« Tout cela est temporaire », se disait-il, en attendant sa libération.

Les jours passaient. Il se mit à lire, à regarder la télévision, à ranger ses livres… Il se créa une routine. Puis, un jour, les gardiens emportèrent la télévision. L’homme se sentit vide. Il cessa de penser à sa liberté, il oublia même qu’il avait été injustement emprisonné. Au lieu de cela, il se mit à réclamer le retour de la télévision.

« Ce n’est pas grave, je m’adapterai », murmura-t-il. Le temps passa, et finalement, il s’adapta.

Mais ensuite, ils emportèrent le lit. L’homme se mit en colère. Pourtant, il ne se souvenait plus de la télévision, ni du fait qu’il était injustement emprisonné. Une fois de plus, il se convainquit : « Ce n’est pas grave, je m’adapterai. »

Peu après, ils lui ont pris son matelas. Puis ses livres. Il s’est retrouvé dans le silence et l’obscurité. Mais il continuait à se répéter : « Ce n’est pas grave, je m’adapterai. »

Les jours passèrent, puis les mois, puis les années, jusqu’à ce qu’ils lui rendent son lit. Il sourit, reconnaissant.

Puis ils lui rendirent la télévision. « Pour qu’il ne pense pas que nous sommes méchants », dirent les gardiens en riant. Et l’homme était fou de joie.

Il oublia qu’autrefois, il avait eu un lit avec un matelas, une télévision et des livres. Il a même oublié qu’il avait autrefois connu la liberté.

Les Gazaouis vivent une histoire du même genre, avec toutefois une différence

Après plus de 600 jours de génocide continu, les revendications des Gazaouis ont diminué, non pas parce qu’ils se sont adaptés à la souffrance, mais parce que maintenant ils ont compris la vraie nature du monde actuel.

Alors que le prisonnier de l’histoire a oublié ses droits parce qu’il s’est habitué à la douleur, les Gazaouis ne les ont pas tout à fait oubliés. Mais nous réalisons que ce monde est une jungle qui n’impose ses lois qu’aux faibles, et pas à tout le monde. À mesure que le génocide se poursuit, il devient de plus en plus difficile de se souvenir des joies et des rêves que nous avions autrefois, car chaque jour est consacré à la survie.

Avant la guerre, les Gazaouis réclamaient la fin du siège. Pendant la guerre, ils ont commencé à exiger la fin de l’extermination de leur peuple. Et aujourd’hui, leurs revendications se sont encore réduites : ils demandent simplement l’entrée de quelques camions de nourriture. Du pain. De l’eau. Du carburant. L’ouverture de la frontière.

Les gens comparent désormais les jours de souffrance aux jours où ils ont un peu moins souffert. Ils regrettent même les premiers jours de la guerre, car au moins à cette époque, ils avaient de la nourriture. Ils pouvaient encore se déplacer. Il y avait encore des manifestations à travers le monde, où les gens brandissaient des pancartes appelant à l’arrêt du massacre.

Aujourd’hui, nous sommes torturés au ralenti. Nous vivons une vie sans vie. Nous sommes conditionnés à nous habituer à toutes les formes de souffrance, à renoncer à ce qui reste de nos rêves.

À la mi-juin 2025, l’accès à Internet a été coupé à Gaza. Mon ami Ahmad Abushawish et moi avons entrepris un long et épuisant périple dans le seul but de trouver un endroit où nous pourrions activer nos cartes eSIM. Nous sommes allés au bord de la mer, puis près de la frontière israélienne, grimpant parfois jusqu’au point le plus élevé que nous pouvions trouver, juste pour capter quelques signaux.

Alors qu’épuisés, nous nous reposions en silence, Ahmad s’est tourné vers moi et m’a dit : « Le plus dur, ce n’est pas la mort… c’est d’oublier ce qu’était la vie avant. »

Je surf sur les réseaux sociaux pour trouver des publications et des stories qui ravivent mes souvenirs. Je vois quelqu’un faire son jogging matinal et je me souviens que j’adorais courir sur la plage au lever du soleil. Je vois un groupe de jeunes organiser un événement bénévole et je me souviens que le travail communautaire me passionnait. Je trouve étrange de voir quelqu’un savourer son café du matin, car je me suis habitué à me réveiller au son des frappes aériennes.

Et je commence à me demander :

Le ciel est-il vraiment calme ailleurs ?
Ne connaissent-ils vraiment pas le goût de la mort ?
Savent-ils ce que c’est que de tout perdre ?

Quand je réfléchis aux paroles d’Ahmad, je réalise à quel point le sens de la joie a changé. Avant la guerre, la joie c’était de réussir quelque chose. C’était de rester dehors tard avec des amis, rire jusqu’après minuit. Maintenant… nous avons été poussés à la limite de la survie, au point que même les droits humains les plus fondamentaux semblent être un luxe.

Une miche de pain nous emplit de reconnaissance.
Quelques heures de ciel calme, sans le bourdonnement des drones, semblent être un miracle.
Une simple tasse de thé, même sans sucre, apporte du réconfort.
Le moindre progrès dans les négociations de cessez-le-feu devient un motif de réjouissance.

Peu à peu, nous oublions ce qu’était la vraie, la bonne vie.

Nous oublions l’odeur du café matinal, qui clarifie l’esprit et donne de l’énergie pour toute la journée.
Nous oublions le calme du vendredi après-midi.
Nous oublions le bruit de la mer, qui autrefois touchait notre cœur et n’était pas couvert par le bruit des avions de guerre.

Oublier ce qu’on aimait faire, et qui on est, voilà la véritable tragédie. Ce n’est pas la faim, ni la peur, ni la destruction, mais l’oubli.

Ce remodelage psychologique est intentionnel

Les Gazaouis sont transformés en survivants sans espoir. Leur sens de la justice est faussé. Leur souffrance est lentement normalisée. Même le souvenir de la joie s’estompe.

Lorsqu’une population entière est plongée dans une telle misère, elle ne perd pas seulement ses ressources, elle commence à perdre la mémoire. Elle commence à assimiler une légère diminution de la douleur à la justice. Un matelas devient un cadeau du ciel. Un cessez-le-feu temporaire devient la paix. La survie elle-même devient un exploit.

Lorsqu’un peuple tout entier oublie ce qu’est la joie, ce que signifiait autrefois la liberté et ce que c’était que de rêver à quelque chose d’autre que de survivre jusqu’au lendemain, il devient plus facile de le maintenir à jamais dans une prison à ciel ouvert, absorbé par la quête de quelques miettes de pain plutôt que par la quête de liberté.

Toute une génération d’enfants de Gaza grandit sans connaître la normalité ni la paix. Leurs pensées et leurs espoirs ne s’adaptent pas ; ils sont remodelés par le traumatisme, la peur chronique et la perte.

Ce n’est pas de l’adaptation, c’est une réécriture de l’identité.

16 août 2025 – We Are Not Numbers – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet

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