A propos du film “Derrière les Fronts” d’Alexandra Dols

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Beit Jala, 17 novembre 2012 - Photo : ActiveStills
De Wadad Kochen-Zebib

La Nakba n’est pas un événement, mais un processus

Phrase apparemment anodine prononcée par le Dr Samah Jabr- psychiatre et psychothérapeute palestinienne à Jérusalem – dans ce film qui se penche pour la 1ere fois à ma connaissance sur les effets psychiques individuels et collectifs de la Nakba( la catastrophe) à travers le témoignage d’une psychiatre engagée dans sa ville- Jérusalem- et qui nous fait visiter avec le regard complice de la caméra d’Alexandra Dols les paysages à la fois humains, urbains et territoriaux de la destruction et de l’aliénation qu’exerce le maître colonial sur son sujet.
Les propos de représentants du gouvernement israélien cités dans ce film, et désignant les Palestiniens comme Arabes appartenant à une race animale (serpent, insecte etc…) me font penser à la filiation de cette conception raciale de l’homme avec l’invention de la race qui accompagnait les pratiques de l’esclavage industriel, puis de la colonisation européenne de l’Afrique au moins à partir du 19éme siècle.

Ce film contribue à l’ouverture des esprits en exposant une vision tragique propre à la situation coloniale en Palestine, et à contre courant des idées reçues de la pensée dominante.

Comparable et incomparable à la fois, l’‘occupation et la colonisation de la Palestine fait penser aux autres colonisations en Algérie et en Namibie (par les Allemands) particulièrement. Où se sont succédés, en continuité logique, le processus qui mène de la colonisation de la Namibie au 1er génocide du 20 éme siècle, celui des Héréro et des Nama en 1904 dans l’Ouest africain et l’actuelle Namibie. Génocide qui avait préparé le terrain à la mise en place de l’apartheid conçu par les Anglais qui avaient succédés aux Allemands, en Afrique du Sud.

Oui la Nakba s’inscrit à la fois dans un processus historique d’occupation coloniale et un processus plus intemporel où règne depuis plus de 60 ans le cauchemar permanent collectif et individuel des Palestiniens.

Ce processus impalpable où le temps est suspendu, est montré dans ce film qui témoigne à la fois de la destruction des espaces de vie et de l’effacement des lieux symboliques des Palestiniens (comme les cimetières) .
Principaux lieux de la mémoire qui permettraient la traversée des deuils tragiques. Leur profanation et leur effacement contribuent à produire les pathologies du deuil.

Ne s’agit-il pas d’un processus qui déroule devant nos yeux les dispositifs puissants de la ségrégation qui prépare une disparition en cours ?

En faisant balayer la caméra sur les murs, nous sommes frappés par l’omniprésence du Mur, les délabrements des murs urbains, l’amoncellement des morceaux de bétons des quartiers et des maisons dynamités.
Enfin des visages humains viennent nous parler, et nous sortir de cette oppression des espaces et des vies détruites.
Celui de Samh Jabr véritable maillon d’une chaîne humaine, qui tisse les liens et qui nous transmet, au delà du Mur, sa formidable énergie de thérapeute et de femme. Elle puise dans cette culture de la lutte propre aux Palestiniens, le Soumoud (Résistance) et nous suggère comment inscrire la thérapie entre le dehors et le dedans indissociables pour plusieurs raisons , qu’il est long d’exposer ici.

Ce dehors habité – hors les murs- nous arrive avec les gros plans sur les visages et les regards émouvants des ex-prisonnières et prisonniers.
Ils nous parlent comme s’ils croyaient en notre humanité.
Aucune famille de Palestine n’a échappé aux geôles des prisons israéliennes (sinon celle de l’Autorité Palestinienne). Touchées de près ou de loin, les familles connaissent cette expérience de la torture, de l’humiliation et du « meurtre d’âme » de l’un des leurs (enfant, adulte ou vieillard).

Alexandra filme la terreur souterraine, alors que les visages, les regards de l’ex-prisonnière , du sociologue , de l’universitaire, de la militante , et du boulanger gréviste montrent des êtres vivant une actualité cauchemardesque , et pourtant s’adressant à nous et nous parlant.
Ces regards et ces paroles palestiniennes vont droit au cœur de tout humain voyant.
Ces différents niveaux du regard et du propos qui dit la dignité humaine- Soumoud- vaut le détour.

L’humanité dans le regard est là, émouvante, si nous la reconnaissons.
Le témoin, sans un autre témoin qui reconnaît et qui voit ne peut exister au grand jour.
Ce reflet vivant et douloureux du regard s‘accompagne de la parole tragique que ses témoignants nous adressent en évoquant les différentes figures de la déshumanisation.

Pourquoi la colonisation de la Palestine est incomparable à bien d’autres colonisations ?
Question implicitement posée.

La dimension de la peur de l’autre figé dans une représentation où l’identification est impossible, domine.
L’autre, le colonisé qu’il fut dans le passé ou qu’il soit au présent en Algérie, en Namibie ou en Palestine, fait peur.
Ce qui a fait dire en poésie à Mahmoud Darwich dans son poème « la loi de la peur », qu’il va falloir pour le Palestinien « consoler le tueur apeuré ».

Serait-ce une des spécificités non pas d’un « régime de plantation et de bagne », mais d’un régime de prédation des terres, d’expropriation, de colonies de peuplement et d’apartheid, où se confondent, en une même figure colonisateur /victime, au nom du droit divin , pas si loin de la «mission civilisatrice » de l’Occident européen en Afrique et ailleurs.

Une des 1eres séquences du film pose cette réalité de la difficile, voire souvent de l’impossible rencontre entre thérapeutes israéliens et palestiniens.
Un défaut d’empathie entre thérapeutes palestinienne et israéliens est évoqué.
Cela mérite au moins une remarque.
Projeter sur l’autre qui appartient à une catégorie de « dominé » et colonisé une demande d’égalité et lui « reprocher » de ne pas avoir suffisamment d’empathie pour son « collègue » thérapeute et colon inverse et empêche une autre question.
Qu’en est-il de l’empathie du thérapeute israélien face à l’autre souffrant qu’il soit patient et /ou « collègue »  palestinien ?
Situation complexe et sujette à confusions et dérives.

Rappelons cette remarque faite par Achille Mbembe
« Le maître colonial ne se laisse jamais toucher par la parole de son sujet (du point de vue juridico-légal) »

Le colonisateur thérapeute-soldat intermittent, réprimant ou attaquant, s’identifiant souvent lui-même comme victime descendant de victimes du génocide des Juifs en Europe nous amène à se poser la question :

Comment un(e) thérapeute –soldat-  victime  peut-t-il(elle) reconnaître et soulager la souffrance et l’oppression qu’il inflige à l’autre qu’il veut dominer ? puisque l’oppression vient contaminer les souffrances psychiques.
A moins de travailler dans le registre de la perversion …ou de la catégorisation ethnico-raciale comme chez les premiers médecins et psychiatres coloniaux, dont les rejetons se retrouvent dans une ethnopsychiatrie toujours pratiquée du moins en France.

Le meilleur exemple de cette confusion perverse(bourreau, /victime) se retrouve dans le film israélien « Valse avec Bachir » où l’attaquant et agresseur israélien et programmateur du massacre de Sabra et Chatila est joliment présenté comme victime et « sauveur » des Palestiniens dans ce camp tristement célèbre à Beyrouth.

Une clinique hors les murs

Samah Jabr nous amène à constater dans quel isolement elle travaille, mais aussi avec un formidable tissu social de solidarité avec ses compatriotes.
Elle a à surmonter les entraves subies dans l’exercice de sa clinique, pour cause d’occupation et régime d’exception.
Son cadre de travail est attaqué, est empêché. Mais on peut deviner que sa clinique dépasse les murs du lieu de soin.
Elle opère à l’intérieur et à l’extérieur des murs.
Puisque l’intime dévasté n’a pas de mur protecteur, ni à l’intérieur de soi, ni à l’extérieur.

Notre réalisatrice ose montrer les effets d’un processus dévastateur qui se déploie sur différents niveaux invisibles.
Celui qui touche aux références symboliques palestiniennes (culturelles, institutionnelles, religieuses ), et celui qui touche à la destruction des liens familiaux , sociétaux, par l’interdit de la circulation et le régime du morcellement des territoires occupés, et colonisés.
L’effacement de la toponymie des lieux vient transformer des espaces vivants habités, en espaces sans nom devenus étrangers.
Comme si la terre devenait apatride.

Le regard cinématographique qui jette sur l’écran quelques flashs d’images de l’occupation oppressante montre des humains parqués dans les check point. Ils sont contrôlés, interdits de circulation, conduits, à travers grillages et barreaux du check point, comme des animaux en cage.

Commentant ce traitement de l’humain animalisé comme si le Palestinien appartenait à la race des bêtes sauvages à dresser et à briser, Samah Jabr , notre psychiatre témoigne de la confusion mentale des esprits, ce qui est le propre du trauma, où se mélange l’extérieur et l’intérieur.
On ne sait plus où est l’intime.
Cette intériorisation de l’aliénation (derrière les fronts) qui fait accepter sa propre dépossession de soi, fait dire à S.J. que son travail consiste à décoloniser les esprits et si possible les libérer de cette figure de l’oppresseur qui les habite de force et les dépossède de leurs identités palestiniennes…
L’effacement des lieux de mémoire de la Palestine, la profanation de ses cimetières dont l’un d’eux, très ancien – le cimetière de Ma’manullah- est cyniquement renommé « jardin de la tolérance » après sa profanation;
Ce processus d’effacement et de profanation des lieux de vie (destruction des maisons et des vies intimes) et des lieux symboliques (cimetières transformés en jardin ou autres) caractérise un environnement meurtri qui reflète le produit du travail mortifère des briseurs d’âmes et de corps.
Ces images qui crèvent l’écran montre quelque chose d’indicible qui ne peut pas se dire.

Alexandra D. filme à la fois un dialogue difficile , au début du film ( entre Samah J. et les thérapeutes israéliens) et un autre dialogue invisible entre les témoignants qui nous parle et nous les spectateurs.

Cet écrit veut témoigner que ce dialogue existe.

Une scène particulièrement marquante évoque la brutalité de cette tentative de rapt réelle d’un enfant, et le regard douloureux de sa mère qui témoigne de sa tentative courageuse et réussie d’empêcher ce rapt. Une possibilité qui fait peser sur cette société la hantise de disparaître un jour corps et âmes.
Cette hantise de la disparition des enfants sera évoquée lors du débat à travers l’évocation d’un autre cas :
Celui d’une mère dont l’enfant avait disparu pendant quelques heures.
Mobilisation et état d’alerte générale dans le quartier. L’enfant fut retrouvé et célébré dans une liesse joyeuse par les habitants du quartier de Shafuat.
Un autre cas de disparition d’enfant m’a été racontée par une amie palestinienne.

S’agit-il d’une hantise du réel d’une disparition en cours, qui touche la continuité de la filiation générationnelle.
Ce pressentiment d’une atteinte générationnelle – propre au processus génocidaire – hante les esprits. Serait-ce là que pointe la terreur d’une menace – de sa propre disparition ?
C’est à dire l’effacement de toutes traces de son existence.

Ce dont nous parle Samah jabr c’est d’une menace de disparition de soi-même, cette colonisation des esprits – une souffrance psychique- qu’ elle tente de soigner hors les murs et qui est autrement et autant destructrice que la prédation et la domination pratiqué par un régime colonial. Fut-il déclaré « démocratique » ; les « démocraties » européennes n’ont-elles pas été les maîtres d’œuvre de la colonisation, de l’apartheid et des génocides en Afrique  et en Europe.

Notre témoin psychiatre nous éclaire avec son engagement amoureux de la Palestine en nous montrant que le traitement primordial consiste d’abord à décoloniser les esprits des palestiniens soumis à toutes sortes de terreur visant à les vider de toutes références identitaires palestiniennes. Elle pratique ce qu’elle nomme Soumoud le réinvestissement de sa propre dignité humaine et palestinienne. Visant à retrouver un corps vivant et une joie de vivre. Suivant ainsi la voie de Frantz Fanon ,psychiatre antillais et témoin des souffrances des colonisés dans une ex-colonie française ( l’Algérie).
Il y a encore tant de choses à dire, mais je m’arrête.
Comment décoloniser les esprits ?
Allez voir ce film pour vous faire une idée, elle peut s’appliquer à nous-mêmes.

* Wadad Kochen-Zebib est psychanalyste et vit à Paris

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Hybrid Pulse

Hybrid Pulse est une association créée en 2005 ayant pour but d’accompagner des jeunes femmes dans l’écriture, la réalisation, la diffusion de créations audiovisuelles et la mise en oeuvre d’ateliers d’éducation à l’image. Nous avons produit entre autres le dernier long-métrage documentaire d’Alexandra Dols, Moudjahidate, diffusé sur trois continents (Europe, Afrique et États-Unis) et distribué en DVD et VOD.

Extrait

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17 Mars 2017