
Photo : via Palestine Studies
Par Yousri Al Ghoul
Dès que le matin se lève, tu sors vers ta tente que tu as dressée sur les ruines de ta maison.
Tu t’y installes pour lire les livres que tu as récupérés entre les décombres des habitations, afin d’écrire sur ta funeste réalité — dans une tentative désespérée de saisir une chance, aussi minime soit-elle, de salut par la connaissance, ou simplement pour documenter ton récit brisé, surtout après l’arrêt complet de la vie dans la bande de Gaza, submergée par des défaites et des éclatements sans fin.
Tu t’assieds ainsi pour trouver un peu d’ombre sous le toit de ta tente, que tu as obtenue au prix de beaucoup de peine du comité d’urgence, dans la zone sinistrée d’Ard al-Ghoul.
Tu contemples les décombres autour de toi, et l’ampleur effroyable de la destruction causée par les missiles des avions F-35 ou F-16, ou les restes des maisons soufflées et des appartements incendiés par des soldats, armés jusqu’aux dents de haine, qui prennent un cruel plaisir à anéantir un peuple en quête de liberté.
Chaque matin, tu te lèves sans café, et sans la voix de Faïrouz, tout semble flou, sans âme. Tu essaies d’échapper à la faim de tes enfants et aux ordres de ta femme de préparer une tasse de thé sans sucre, car il n’y a pas de sucre dans la ville.
Cependant, malgré cela, tu n’échappes pas au bruit des missiles et des obus qui ne cesse jamais, comme le rythme musical d’une fête tumultueuse sous la direction de l’orchestre de la clinique psychiatrique de l’univers.
Tu regardes à droite et à gauche, mais tu ne vois que les décombres, des enfants qui gravitent tels des lunes obscures autour des tours des services de renseignement, sous le feu du soleil qui brûle leurs visages.
Tu les vois escalader les poteaux et les blocs de pierres, ruisselants de sueur comme s’ils étaient dans un four, hurlant les uns sur les autres.
Voilà un groupe déplacé depuis la ville de Beit Hanoun, qui a monté ses tentes dans la cour de l’illustre hôtel Al-Mashtal, tandis qu’un autre groupe venu de Beit Lahia a installé ses affaires sur les ruines d’un site militaire dans la zone de Layalina et un troisième vit dans un centre d’hébergement, qui était auparavant une école.
Chaque groupe de ces enfants s’efforce de découvrir de nouveaux lieux. Un enfant porte un marteau plus grand que lui et frappe les restes de béton pour entrer dans un appartement détruit, composé de plusieurs couches, comme des morceaux de biscuits.
Quant à la tour numéro un, elle dort dans le giron de sa voisine, la tour numéro quatre, tandis que les enfants ne veulent pas dormir dans le giron de qui que ce soit.

Yousri al-Ghoul au milieu d’enfants de Gaza – Photo : courtoisie de l’auteur
Ils ont grandi trop tôt, ils ressemblent désormais à des hommes et leurs traits ont changé. Une année et neuf mois de guerre peuvent accomplir l’impossible: ils sont devenus de petites sauvages luttant pour survivre.
L’un d’eux appelle son voisin, et plonge dans un trou profond, il en sort victorieux contre le siège. Il a trouvé une bonbonne de gaz, plus précieuse qu’une bourse de dinars en or pur. Ils exultent tous, même ceux venus depuis les confins du monde, tout comme chantent de joie les oiseaux dans les cieux, auprès de Dieu.
L’autre équipe redouble de courage pour chercher n’importe quel trésor caché entre les murs en ruine. Par exemple, un garçon sort avec un soutien-gorge à la main, et ils rient, leur voix parvient jusqu’à toi alors que tu es assis dans ta tente, observant ces histoires des petits.
Tu te demandes: n’auraient-ils pas dû aller à l’école ? Et pourquoi tout cela se passe-t-il pendant que le monde dort ? Et qui va arrêter le flot de sang ?
L’enfant en haut panse sa main tout seul, sans attendre que les petits camarades viennent à lui. Il rit, ignorant la grande douleur causée par la bouteille qui a blessé sa petite paume, et la scène continue devant toi, sauf que les hommes sont arrivés pour disputer aux enfants le butin.
Chacun d’eux porte un sac de farine, un sac vide que chaque groupe rêve de remplir avec du bois, des vêtements, ou même des morceaux de plastique, afin d’allumer un feu pour cuisiner des aliments trop rares.
Le bruit des voix s’intensifie, tous les hommes se précipitent vers l’un d’entre eux. Ils frappent les blocs de béton avec d’énormes marteaux et portent des morceaux de bois colorés, on dirait des meubles de chambre à coucher, probablement destinés à de jeunes mariés.
Ce sont des meubles luxueux achetés par un jeune homme à un prix élevé, il s’est beaucoup endetté, mais se dresse fier de leur beauté devant sa famille et sa femme; mais les chambres à coucher et les meubles meurent comme les êtres humains. Les tours ont été ciblées au début du massacre.
Le plus marquant reste le bruit des décombres en train de tomber; il t’empêche de continuer à écrire. Tu voles du temps dans la tente pour t’offrir un fol instant avec les stylos et les cahiers, pour consigner ce que tu observes.
Mais le vacarme monte, recouvert par le grondement des avions, nombreux, hauts et bas, grands et petits. Puis tu entends les cris des enfants près de toi: ils veulent vendre de la farine avariée à prix fort.
Tu avances vers le bruit, et tu entends la conversation entre ton voisin affamé et un enfant déplacé, venu de camps imprégnés d’une odeur de pourriture.
Gaza est devenue une immense décharge, puisque l’occupant a décidé de détruire les canalisations et les infrastructures, car même aller aux toilettes offense ses sentiments refoulés.
Comment oserions-nous vivre comme eux ? Eux les grands, les puissants, le peuple élu de Dieu. Et nous, ces bêtes que Dieu aurait créées à leur image, pour qu’ils ne soient ni écœurés ni dégoûtés de notre présence — comme le proclame leur Talmud sacré.
Et voilà des femmes enveloppées de noir qui marchent, elles sont venues du village bédouin du nord de la bande de Gaza. Elles montent sans peur sur les ruines de la dernière tour, tenant des bâtons dans leurs mains, mais sans moutons, comme on avait l’habitude de les voir avant le génocide, lorsqu’elles sortaient dès l’aube pour nourrir le bétail avec des herbes sauvages.
Aujourd’hui, elles cherchent des vêtements, du papier et du bois pour allumer un feu. Les habitants de ce village ont aussi installé leurs tentes près de l’hôtel Al-Mashtal, sur la rue Al-Rasheed.
Les rues sont devenues des maisons et les tentes une fausse note qui se répand dans toutes les directions.
Les hommes, les enfants et les femmes, d’aspects et de dialectes variés, se dirigent vers les tours pour chercher les trésors enfouis sous les décombres, sans crainte de tomber, sans se soucier des nombreux trous dans les plafonds qui sont encore debout.
Certains ont démoli ces plafonds pour récupérer les fils électriques, les tuyaux d’égout et les conduites d’eau, car cela leur rapportera un bon revenu, surtout avec la fermeture des banques et la pénurie de liquidités dans la région.
Et tout cela, pendant que tu essaies d’écrire, tandis que les cris deviennent plus forts, peut-être parce que quelqu’un a trouvé un sac de farine, ou peut-être une autre bonbonne de gaz, ou des ustensiles de cuisine ou du mobilier en ruine.
Les voix des enfants se mélangent avec celles des hommes et des femmes, sous le bruit d’un drone de reconnaissance qui enregistre tout cela, dans l’attente d’une cible qui fera l’orgueil de son pilote dans sa caserne, une vanité nourrie par le succès de son jeu cruel : l’assassinat d’un jeune homme qui rêve de la vie.
Le drone rugit comme s’il ne voulait pas quitter ton esprit et ton corps, se fondant en toi jusqu’à ce que son bruit soit interrompu par le crépitement des balles et le bruit d’un avion de guerre se dirigeant vers un quelconque endroit, pour frapper un autre jeune, en emportant avec lui des dizaines d’autres.
Le Palestinien à Gaza n’est qu’un chiffre, et le monde ne sait pas compter. Les nombres sont élevés, bien plus grands que les tours qui se sont effondrées dans la bande de Gaza, arrachant avec elles les rêves de familles entières réfugiées dans des tentes.
Et soudain, alors que tu es plongé dans ces scènes au cœur des ruines des tours du renseignement, la voix de Faïrouz s’élève. Elle brise toutes ces images sombres, sous le regard de ta fille, une tasse de café à la main.
Elle sourit, malgré toute la douleur, comme si elle savait que tu cherches la vie au milieu des murs de la mort. Ainsi, elle a décidé de célébrer la beauté avec toi, envers et contre mille morts.
La voix de Faïrouz, jaillit de son téléphone portable et chemine avec la brise, glissant vers les maisons détruites : « le soleil des soleils s’est levé, que sa lumière est belle ».
Alors le jour se lève, et tu oublies que tu vis au cœur d’un génocide.
Auteur : Yousri Al Ghoul
* Yousri Al-Ghoul est auteur palestinien ; il vit à Gaza.
Son dernier ouvrage, « Témoignages sur les murs de ma bien-aimée Gaza », est une collecte de récits réels qu’il a vécus ou observés, illustrant la souffrance et la résistance de son peuple.
21 mai 2025 – The Palestine Studies – Traduction de l’arabe : Chronique de Palestine – Fadhma N’Soumer
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