Une enfance écrite dans le langage de la guerre

L'auteur, Ahmad Mohammed Abushawish, tient dans ses bras sa sœur Aleen, âgée de 2 ans, qui grandit pendant un génocide - Photo : Omran Abushawish

Par Ahmad Mohmmad Abushawish

Le vocabulaire de ma petite sœur, née en 2023, est truffé de mots évoquant la destruction.

Le 23 mars 2023, ma plus jeune sœur, Aleen, est née, sept ans après mon plus jeune frère, Khaled.

Aleen a grandi dans un environnement tendre, entourée de chaleur et d’attention. Son sourire innocent illuminait nos journées. Nous la regardions découvrir le monde avec des yeux émerveillés. Cadette d’une fratrie de cinq enfants, elle bénéficiait de toute notre attention. Je lui achetais sans cesse des jouets et comptais les jours pour qu’elle grandisse un peu afin de pouvoir lui offrir des friandises telles que des chocolats et des biscuits.

Mais l’enfance à Gaza n’est pas épargnée. Lorsque le génocide a commencé, Aleen avait à peine sept mois et elle a été contrainte de subir des circonstances inimaginables.

Je me souviens d’une nuit d’octobre 2023 qui m’a semblé être un cauchemar. L’occupation israélienne a commencé à bombarder les tours Al Zahra, une petite ville proche du camp d’Al-Nuseirat, où nous vivons. À chaque roquette qui s’abattait, nous avions l’impression que notre cœur allait s’arrêter. Chaque explosion faisait trembler le sol sous nos pieds et nous nous couvrions instinctivement la tête, convaincus que la prochaine frappe allait toucher notre maison.

C’était ce que nous ressentions en tant qu’adultes. Imaginez maintenant la réaction des enfants. Cette nuit-là, nous avons placé du coton dans les petites oreilles d’Aleen pour atténuer le bruit terrifiant. Nous avions peur qu’elle soit blessée, voire qu’elle meure, à cause de l’horreur de ces sons.

Ce qui s’est passé cette nuit-là est devenu une routine pendant les deux années qui ont suivi. Pour Aleen, c’est devenu l’environnement dans lequel son enfance s’est forgée.

Nous avons essayé de protéger Aleen des horreurs du génocide en faisant semblant d’être joyeux chaque fois que nous entendions l’écho d’une explosion. C’était notre défense psychologique pour protéger Aleen et la convaincre que tout allait bien.

Mais parfois, les explosions étaient trop soudaines, trop violentes, pour que notre humour puisse les masquer.

Aleen a appris le langage de la guerre et du danger, apprenant à distinguer les drones des avions de combat – Photo : Omran Abushawish

Une nuit, une frappe aérienne israélienne a touché un bâtiment près de chez nous. Les vitres de nos fenêtres se sont brisées en éclats acérés et une forte odeur de poudre à canon a envahi l’air. Instinctivement, je me suis précipitée vers Aleen. Elle était assise, figée, le visage marqué par le choc, incapable même de pleurer.

Je l’ai prise dans mes bras, je l’ai serrée contre mon épaule, et c’est seulement alors qu’elle a laissé échapper un cri tremblant et déchirant qui semblait exprimer toute sa peur d’un seul coup.

Ces nuits et ces jours interminables de peur ont contraint Aleen à développer un comportement très différent de celui des enfants de son âge ailleurs.

J’ai demandé à mes parents s’ils avaient remarqué des différences entre Aleen et nous, ses frères et sœurs aînés, au même âge. Ma mère m’a répondu : « Quand toi et Khaled étiez tout petits, vos premiers mots ont été « maman » et « papa ». Vous jouiez avec des petites voitures et des blocs. Mais le monde d’Aleen est rempli de bruits d’avions et d’explosions. Elle les connaît avant de connaître les couleurs. »

Je l’ai remarqué chaque fois qu’elle a fait des progrès dans ses premiers mots et comportements.

À mesure que les enfants du même âge d’Aleen à travers le monde grandissent, ils apprennent à distinguer les couleurs, à reconnaître différents types d’aliments et commencent à épeler des mots comme « pomme », « balle » ou « maman ».

En revanche, lorsqu’Aleen a eu 2 ans, elle a commencé à prononcer des mots qu’elle n’était pas censée connaître à un si jeune âge. Parmi ses premiers mots figuraient « jet » et « bombe ». Elle reconnaissait ces mots instantanément, les prononçant dès qu’elle entendait le rugissement d’un avion de chasse israélien volant à basse altitude et accélérant jusqu’à franchir le mur du son, émettant un bruit assourdissant, peut-être pour montrer sa puissance, voire pour s’amuser, de la part du pilote.

Dès qu’Aleen entendait ce bruit, elle se précipitait dans mes bras en criant : « Jet ! Jet ! Il va bombarder ! » Elle enfouissait son visage contre moi, se couvrant les yeux, comme si le fait de les cacher pouvait la protéger du danger.

Aleen a grandi avec ces bruits jusqu’à ce qu’ils deviennent étrangement ses compagnons. Peu à peu, même nos conversations quotidiennes ne pouvaient échapper au langage de la guerre et notre routine n’était jamais complète sans deux heures passées à écouter la radio pour connaître les dernières nouvelles.

Elle a ainsi appris à les distinguer toutes, ces armes utilisées contre nous par l’occupant israélien.

Elle pouvait faire la différence entre le bourdonnement constant des drones et le bruit des avions militaires.

Elle savait distinguer les explosions des bombes larguées par les avions à réaction des déflagrations plus lourdes et plus violentes des obus de chars, grâce au sifflement distinct qu’ils produisaient avant l’impact.

Elle reconnaissait même le bruit des avions qui larguaient l’aide humanitaire. Dès qu’elle les entendait, Aleen courait à la fenêtre, montrait avec enthousiasme les parachutes qui descendaient du ciel et criait : « De l’aide ! De l’aide ! »

D’autre part, je me souviens avoir réussi une fois à acheter une grappe de raisin au marché, un fruit que la plupart des enfants du monde entier considèrent comme acquis, mais qu’Aleen voyait probablement pour la toute première fois. Elle l’a regardée avec curiosité et a demandé : « Qu’est-ce que c’est ? » Puis elle a pris un grain de raisin dans ses petites mains et a commencé à jouer avec comme s’il s’agissait d’un jouet.

Je lui ai dit de le goûter. Elle a d’abord hésité, mais une fois qu’elle en a pris un, ses yeux se sont illuminés. Elle n’avait jamais goûté quelque chose d’aussi sucré et acidulé.

Des recherches confirment ce que j’observe chez ma sœur. Une étude récente sur les enfants de Gaza menée par le responsable du programme de santé mentale et de soutien psychosocial de Medical Aid for Palestinians à Gaza a révélé que « les premiers mots de la petite enfance sont souvent saturés de vocabulaire lié au conflit et au danger, plutôt qu’aux couleurs, aux animaux ou aux objets du quotidien ».

L’article montre également que la guerre et la faim contribuent à retarder l’expression symbolique et émotionnelle, produisant ce que les experts appellent un « environnement linguistique déformé ».

En réalité, Aleen est capable de distinguer les sons de la guerre avec une précision que même un analyste militaire aurait du mal à égaler. En même temps, elle est incapable de faire la différence entre les types d’aliments de base.

Nous vivons dans un monde profondément injuste.

Ces moments révèlent à quel point la guerre a bouleversé les fondements mêmes de son enfance. Pour les enfants d’autres régions, la vie se divise en couleurs, jeux et jouets. Pour Aleen, elle se divise en bourdonnement de drones, rugissement d’avions à réaction, explosions de bombes et cliquetis d’obus de chars.

La famille d’Aleen Abushawish tente de la protéger de la peur et des privations – Photo : Omran Abushawish

Et Aleen n’est pas la seule. Lors de séances de dessin thérapeutique (des séances de psychothérapie qui utilisent l’art et le dessin comme moyen d’expression plutôt que de se fier uniquement à la parole), j’ai vu des enfants dessiner des roquettes, des chars et des avions militaires pour exprimer leurs émotions, plutôt que des animaux, des jardins ou les joies simples de l’enfance.

« C’est ce que je vois tous les jours », a déclaré Abdullah Al Shrafi, psychologue à l’hôpital Nasser.

Un moment qui m’a marqué est celui où j’ai participé avec mon père à une séance d’aide et de soutien psychologique pour des enfants âgés de 4 à 12 ans. J’ai distribué des feuilles avec des contours d’étoiles et j’ai demandé aux enfants de les colorier. En me promenant parmi eux, j’ai remarqué que Malak, une fillette de 4 ans, refusait de participer. Intrigué, je lui ai demandé gentiment pourquoi.

Sa réponse m’a profondément bouleversé : « Les étoiles nous bombardent, pourquoi devrais-je les colorier ? » Elle désignait le ciel nocturne, où les roquettes et les avions de combat avaient remplacé les étoiles scintillantes.

Ils ont même empoisonné les étoiles dans l’esprit des enfants.

C’est seulement à ce moment-là que j’ai réalisé que l’occupation avait réussi à voler tout le sens de l’enfance.

C’est devenu la réalité de presque tous les enfants de Gaza, ceux qui sont nés dans ce génocide et ceux qui ont été contraints de grandir pendant celui-ci. Leur vocabulaire est truffé de mots liés à la destruction. Leur imagination est façonnée par la survie et confinée par la peur.

Au lieu d’apprendre à compter les étoiles, ils comptent les explosions ; au lieu de reconnaître le goût des fruits, ils reconnaissent l’odeur de la poudre à canon.

19 novembre 2025 – We Are Not Numbers – Traduction : Chronique de Palestine – YG

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