Ukraine et Palestine : la CPI fait aussi dans le deux poids deux mesures

Mai 2021 - Les destructions suite aux bombardements israéliens sur Gaza - Photo : activestills.org

Par Romana Rubeo

Palestine et Ukraine : expert en droit international, le Dr Triestino Mariniello, parle des doubles standards de la Cour Pénale Internationale (entretien exclusif).

Le 2 mars, la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé qu’elle ouvrirait immédiatement une enquête sur l’opération militaire russe en Ukraine. Ce qui a été nommé « invasion » par l’Occident et « opération militaire spéciale » par Moscou, a immédiatement suscité une condamnation et une action internationales rapides. La CPI était à l’avant-garde de cette action.

Le procureur de la CPI, Karim Khan, a déclaré dans un communiqué que l’enquête avait été demandée par 39 États membres et que son bureau « avait déjà trouvé une base raisonnable pour croire que des crimes relevant de la compétence de la Cour avaient été commis et avait identifié des cas potentiels qui seraient recevables. »

Alors que toute procédure réelle et non politisée visant à enquêter sur d’éventuels crimes de guerre et crimes contre l’humanité partout dans le monde devrait, en effet, être la bienvenue, le double standard de la CPI est bien visible.

Entre autres nations, les Palestiniens et ceux qui les soutiennent sont perplexes compte tenu des nombreux retards de la part de la CPI pour enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité en Palestine, qui est sous occupation militaire israélienne depuis des décennies.

Pour mieux comprendre cette question j’ai eu un entretien avec le Dr Triestino Mariniello, lecteur en droit à l’Université John Moores de Liverpool et membre de l’équipe juridique pour les victimes de Gaza à la Cour pénale internationale (CPI). Voici mes questions :

Tout d’abord, veuillez nous faire savoir où en est le dossier de la CPI sur la Palestine en ce moment.

L’ancienne procureure de la CPI, Fatou Bensouda, a officiellement ouvert une enquête le 3 mars 2021, qui se concentre actuellement sur d’éventuels crimes de guerre, spécifiquement liés à l’agression militaire de 2014 contre Gaza, la Grande Marche du retour et les colonies israéliennes illégales en Cisjordanie.

Techniquement, la prochaine étape devrait être la demande de mandats d’arrêt ou de citations à comparaître, passant ainsi du « stade de la situation » au « stade du dossier », conformément au Statut de Rome.

Lire également : Ce que vous devez savoir sur l’enquête de la CPI sur les crimes de guerre en Palestine occupée par Romana Rubeo et Ramzy Baroud

Cependant, rien ne s’est produit jusqu’à présent.

Tout a commencé bien avant 2021. La situation de la Palestine a été initialement portée à l’attention de la Cour en 2009. En 2015, à la suite de l’agression d’Israël contre la bande de Gaza assiégée, l’État de Palestine a formellement accepté la compétence de la Cour et ratifié le Statut de Rome.

Il a fallu près de six ans (décembre 2019) à Bensouda pour déclarer qu’il existait « une base raisonnable pour procéder à une enquête sur la situation en Palestine ».

L’affaire a été renvoyée à la Chambre préliminaire, qui a été invitée à délibérer sur la compétence sur la Palestine. La Chambre n’a rendu une décision que plus d’un an plus tard, en février 2021.

Comment décririez-vous les différences entre les deux cas – la Russie en Ukraine, Israël en Palestine ? Et pourquoi, dans le cas de la Russie, le tribunal a-t-il pu agir immédiatement et sans délai ?

Il est bien sûr difficile de comparer les deux situations.

L’Ukraine a accepté la compétence de la CPI en 2013 et l’ancien procureur général de la CPI, Bensouda, avait déjà déclaré qu’il existait une base raisonnable pour poursuivre.

Après le début de l’opération militaire russe, l’actuel procureur de la CPI Khan a annoncé l’ouverture officielle de l’enquête.

Ayant déjà reçu des renvois de 39 États parties à la CPI, son bureau n’est pas tenu de demander une autorisation à la Chambre préliminaire compétente. En réalité, même dans la situation de la Palestine, la Cour n’avait pas besoin d’autorisation supplémentaire et la demande du Procureur à la Chambre était totalement facultative.

En tant que représentants légaux des victimes, nous avons fait part aux juges de la CPI de nos inquiétudes quant au fait que cette demande inutile du Procureur aurait retardé davantage l’ouverture de l’enquête.

Vous faites partie d’une équipe qui défend les victimes de Gaza. Peut-on penser qu’il existe une politique de deux poids deux mesures à la CPI ?

Enquêter sur les violations graves des droits de l’homme est toujours une initiative louable. Ce qui est moins louable, c’est la politique du double standard.

La douloureuse réalité est qu’après 13 ans, nous n’avons toujours pas de procès d’engager.

Pendant des décennies, les civils palestiniens ont subi les violations les plus graves de leurs droits fondamentaux, constituant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. L’intérêt principal des victimes dans Gaza est que l’enquête tant attendue et nécessaire passe immédiatement à l’étape suivante : l’identification des auteurs présumés.

Pour ces personnes, il est vraiment difficile de comprendre quels sont les obstacles qui les empêchent de se présenter au tribunal pour enfin raconter ce qu’elles ont vécu et obtenir justice.

L’absence de mesures efficaces prises par la Cour jusqu’à présent renforce l’opinion des victimes selon lesquelles elles ont subi un déni de justice prolongé. De plus, l’impunité de longue date accordée à Israël encourage les auteurs à commettre de nouveaux crimes.

Depuis le début de l’opération militaire russe en Ukraine, nous avons assisté au retour du droit international sur la scène mondiale. Ce qui se passe actuellement montre que le droit international peut effectivement être un outil efficace s’il est correctement appliqué.

Les victimes palestiniennes continuent de fonder de grands espoirs sur l’enquête de la CPI, mais elles craignent sérieusement que « justice différée soit justice refusée ».

Que peut faire la société civile pour accélérer la procédure liée à la Palestine ?

Il est essentiel de continuer à faire pression sur la CPI même en soumettant de nouvelles preuves pouvant attester de graves violations des droits de l’homme en cours qui constituent des crimes de guerre.

Pensons, par exemple, aux crimes de guerre commis en mai dernier à Gaza, qui devraient être immédiatement inclus dans l’enquête en cours.

En outre, la société civile devrait demander à la CPI d’élargir le champ de l’enquête pour inclure d’autres crimes internationaux, en particulier les crimes contre l’humanité, y compris le crime d’apartheid, même à la lumière des récents rapports d’Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains.

Le message adressé à la Cour et à la communauté internationale doit être limpide : les Palestiniens ne sont pas des victimes de second ordre et ils continueront à faire entendre leur voix.

Bien que nous apprécions les efforts de la CPI pour faire la lumière sur la situation ukrainienne, nous devons réitérer que d’autres affaires ne doivent pas être oubliées ou rejetées.

La CPI a été créée pour mettre fin à l’impunité dont jouissent les auteurs des crimes les plus graves. Après vingt ans, nous devrions exiger que le Statut soit pleinement appliqué, quelle que soit l’origine géographique des victimes.

7 mats 2022 – The Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah