17 juin 2025 - Des milliers de personnes marchent le long de la rue al-Rashid, transportant des sacs de farine, après l'arrivée de camions d'aide humanitaire dans la zone de Zikim, au nord de la ville de Gaza. Plusieurs personnes venues chercher de l'aide ont été abattues par les forces israéliennes. Le même jour, des dizaines de personnes ont été tuées et des centaines d'autres blessées sur le site de distribution de l'aide humanitaire à Rafah, au sud de Gaza - Photo : Yousef Zaanoun ActiveStills
Par Lina Baalbaki
Le « chaos organisé » est devenu la marque distinctive de la guerre moderne, où les conflits économiques, psychologiques et sociaux se confondent en un seul front déstabilisateur.
Dès les premiers jours de l’attaque israélienne, la volonté de fracturer le tissu social de Gaza est devenue évidente. L’occupation israélienne a cherché à éroder la confiance du public, à démanteler la gouvernance locale et à priver les communautés de leur capacité d’auto-organisation.
Grâce à des tactiques connues sous le nom d’« ingénierie des dynamiques sociales », les forces d’occupation ont amplifié les rivalités tribales, recruté des collaborateurs et sapé les institutions locales.
Alors que les roquettes frappaient lourdement la bande de Gaza, les services de renseignement israéliens ont opéré secrètement pour mettre en place des réseaux locaux chargés de surveiller les combattants de la résistance, de restreindre leurs mouvements et de stopper toute volonté de résistance dans la population de Gaza.
Israël a également utilisé l’effondrement économique de Gaza comme arme. Sous le siège, les commerçants ont installé de fait des monopoles, les changeurs et les usuriers ont exploité le chaos monétaire et la corruption s’est répandue dans les agences d’aide humanitaire.
Dans les camps de déplacés, des violences ont éclaté entre des familles de différentes régions, dégénérant en affrontements armés. Ce qui avait commencé comme un désordre est rapidement devenu le quotidien.
La stratégie de l’occupant s’est étendue à la manipulation du système d’aide à Gaza. De nouvelles organisations « caritatives » ont vu le jour, servant de façade à des groupes coordonnant leurs actions avec Israël.
Les commerçants et les chefs de clan vulnérables, en particulier ceux liés à l’autorité de Ramallah, ont été cooptés grâce à des incitations financières.
L’ancien ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, a rendu ce plan public, annonçant la création de « bulles humanitaires » et l’armement de certains clans afin de saper la cohésion interne de Gaza.
Au début de l’année 2024, les frappes israéliennes s’étaient étendues et touchaient non seulement les sites de la police de Gaza, mais aussi tous les éléments de l’infrastructure civile de Gaza : dépôts d’aide humanitaire, bureaux municipaux, voire centres Internet.
L’expérience de Gaza illustre bien cette « guerre de l’ombre », une campagne menée pour démanteler la société de l’intérieur, lorsque la force militaire ne parvient pas à imposer la victoire.
Yasser Abu Shabab, un collaborateur libéré de prison lors des premières frappes aériennes sur Rafah, était l’emblème de ce chaos. Autrefois condamné pour vol et trafic de drogue, il a refait surface en tant que chef d’un gang qui extorquait ou pillait les convois d’aide humanitaire sous la protection des chars israéliens.
Même les camions qui empruntaient des itinéraires alternatifs étaient attaqués par des groupes armés sous la couverture aérienne israélienne.
Des sources à Gaza ont révélé par la suite que certains chauffeurs étaient complices, les négociations entre la police locale et les gangs ayant abouti à des accords secrets et à l’attribution de pots-de-vin.
D’autres groupes ont également vu le jour le long des lignes d’approvisionnement. Des familles ont mis en place de petits points de contrôle pour s’emparer des cartons de nourriture, tandis que des jeunes affamés se livraient à des vols.
Les gangs locaux soutenus par l’occupant se concentraient sur les marchandises de plus grande valeur, ne laissant que des miettes aux affamés.
Lorsqu’une trêve temporaire est entrée en vigueur le 19 janvier 2025, le Hamas a agi rapidement pour rétablir l’ordre malgré l’impact de la « guerre irrégulière sur la société ».
Les forces de sécurité se sont redéployées dans toute la bande de Gaza, lançant une vaste campagne de répression contre les collaborateurs. Des dizaines de personnes ont été tuées, certaines exécutées publiquement.
À la fin du mois, le gouvernement avait repris le contrôle des zones autrefois dirigées par les gangs. Mais avec la reprise des hostilités en mars, le chaos est revenu sous le siège étouffant de Rafah.
La crise a atteint son paroxysme le 20 mai, lorsque la soi-disant Fondation humanitaire de Gaza (GHF) a annoncé la mise en place de points de distribution d’aide à Rafah et Nitsarim. Ceux-ci sont devenus des pièges mortels : les tirs israéliens et les obus de chars ont tué quelque 600 Palestiniens et blessé plus de 4000 autres.
Alors que l’anarchie se répandait, certaines familles ont commencé à accumuler les armes saisies aux combattants ou aux martyrs. Des sources de la résistance ont identifié plusieurs familles – Hanideq, al-Qatqatwa, Doghmush et Hellis à Gaza ; Abu Mughaisib et Abu Samra à Deir al-Balah – comme ayant utilisé ces armes pour extorquer et attaquer des civils.
L’occupation a également soutenu de nouvelles milices.
Husam al-Astal, ancien officier de la sécurité préventive et collaborateur de longue date, a annoncé en septembre 2025 la formation de la Force de frappe « antiterroriste », une milice de 150 membres qui prétend « libérer Gaza du régime du Hamas ».
Il a admis avoir reçu le soutien des pays arabes et occidentaux, « en coordination partielle » avec Israël. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu a ensuite confirmé cette politique, affirmant que l’activation par Israël des clans contre le Hamas « sauve la vie des soldats israéliens ».
Une unité du Hamas pour combattre les gangs armés par Israël à Gaza
D’autres gangs ont rapidement suivi. Dans le quartier de Sabra, à Gaza, Motaz Doghmush, membre de la famille qui a fondé l’Armée de l’islam, a réarmé sa faction, déclenchant 36 heures de combats en octobre 2025 avec l’« Unité Arrow » du Hamas.
Vingt personnes ont été tuées, dont six combattants d’Al-Qassam. Les médias israéliens ont présenté ces affrontements comme la preuve de l’érosion du contrôle du Hamas, affirmant que les groupes anti-Hamas recevaient le soutien du Shin Bet et de l’Unité 8200, spécialisée dans le renseignement cybernétique.
Mais le Hamas a qualifié le groupe de « cellule rebelle opérant sous couverture tribale ».
Dans l’est de Gaza, Rami Hellis, membre du Fatah et ancien agent de sécurité présidentielle, dirigeait un gang en coordination directe avec l’officier de renseignement israélien « Abu Rami ».
Son groupe a kidnappé des combattants de la résistance, saboté des dépôts d’explosifs et des tunnels, et attaqué des combattants de la résistance à Shujaiya.
Des cellules similaires sont apparues à Beit Hanoun et Beit Lahia, dirigées par Ashraf al-Mansi, qui a recruté 20 hommes en échange d’argent, de drogue et de la protection israélienne sous le patronage d’Abu Shabab.
À Shujaiya, le Hamas a démantelé une cellule dirigée par Ahmad Jundiyeh, qui s’est rendu après l’exécution de plusieurs collaborateurs.
À Khan Younis, les forces de résistance ont mené un raid contre le gang « Al-Mujaida », qui avait volé 15 millions de dollars d’aide humanitaire pour acheter des armes. Des avions de combat israéliens ont frappé pendant l’opération, tuant 20 combattants de la résistance.
Au milieu de tout se désordre, certains clans ont renié leurs membres impliqués dans la collaboration, tandis que d’autres les ont protégés. Quelques-uns ont même organisé des comités d’aide autogérés malgré les attaques répétées d’Israël contre les convois humanitaires.
Bien que le cessez-le-feu et le redéploiement du Hamas aient apporté un calme partiel, l’occupation poursuit son expérience d’« exportation systématique de l’instabilité », un modèle vivant de la manière dont le chaos est utilisé comme arme politique.
Pourtant, la société gazaouie, meurtrie mais intacte, continue de se reconstruire de l’intérieur, forgeant de nouveaux réseaux de solidarité qui résistent à la transformation de la faim en trahison et du désordre en stratégie.
Auteur : Lina Baalbaki
15 novembre 2025 – Al-Akhbar – Traduction : Chronique de Palestine

* Lina Baalbaki est journaliste et responsable d'édition au quotidien libanais
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