
16 décembre 2024 - Des journalistes palestiniens et des membres de leur famille font leurs adieux à l'hôpital des Martyrs d'Al-Aqsa à Deir al-Balah au journaliste Ahmed Al-Louh, caméraman pour Al Jazeera et d'autres médias, après qu'il ait été tué par une frappe aérienne israélienne. Ahmed Al-Louh, qui portait son gilet de presse, a été tué avec cinq employés de la défense civile dans le camp de réfugiés de Nuseirat, au centre de la bande de Gaza. Avec plusieurs autres journalistes palestiniens tués cette semaine, le bilan des journalistes et professionnels des médias palestiniens tués par les forces coloniales israéliennes depuis le 7 octobre s'élève à 197, soit le nombre le plus élevé de journalistes tués dans un conflit de l'histoire moderne - Photo : Yousef AL-Zanoun / Activestills
Le génocide a rapproché les journalistes palestiniens et a créé un collectif uni autour d’une mission unique : dire la vérité sur ce qui se passe à Gaza. C’est pour cela qu’Israël les assassine.
Ces derniers temps, j’ai rédigé la plupart de mes articles les larmes aux yeux. Lorsqu’un journaliste écrit sur une personne qu’il ne connaît pas, un certain détachement peut subsister. En revanche, cette distance s’efface totalement lorsqu’il s’agit de relater des histoires sur nos amis ou nos collègues.
Après l’assassinat d’Anas Al-Sharif, de Mohammad Qreiqa et de quatre autres journalistes à Gaza le 10 août, chacun de mes collègues dans la bande de Gaza se considère désormais comme un « martyr en sursis ». Ils ne font qu’attendre leur tour.
Je m’apprête à parler à l’un d’eux dans un instant, tout en me demandant si je ne le retrouverai pas plus tard dans les actualités.
Israël ne cache plus le fait qu’il tue des journalistes. Il s’en vante ouvertement en affirmant qu’ils sont liés au Hamas ou à d’autres groupes armés — tous les 238 journalistes tués au cours de ce génocide.
Israël en a désormais fait une routine. Tout commence par des incitations au meurtre contre eux dans les médias, orchestrée par une armée de Hasbaristes, trolls et bots qui produisent du contenu contre le prochain journaliste sur la liste des cibles à abattre, construisant un narratif selon lequel ces derniers sont des combattants « déguisés en journalistes ».
Ils commencent ainsi à fabriquer le consentement à leur massacre.
Dans le cas d’Anas, ce ciblage et ces fabrications ont débuté plusieurs mois avant sa mort.
Les mêmes accusations ont été portées contre mon cher collègue Hassan Eslayeh, qu’Israël a tenté de tuer à deux reprises, réussissant la seconde fois. Il a été assassiné lors d’une frappe aérienne alors qu’il recevait des soins à l’unité des grands brûlés de l’hôpital Nasser, pour des blessures subies lors de la première tentative d’assassinat.
Bien sûr, les justifications fournies par l’armée d’occupation — qu’il s’agissait de militants cachés — sont des fabrications peu crédibles qui s’effondrent au moindre examen.
Parce que ces journalistes sont les seuls témoins de ce génocide, ils constituent la cible principale d’Israël dans cette guerre de l’information.
Si le monde connaît aujourd’hui Israël comme jamais auparavant, c’est uniquement grâce au courage des journalistes de Gaza. C’est pourquoi Israël les a plusieurs fois menacés pour qu’ils cessent leur couverture, avant de finalement les inscrire sur leurs listes publiques de cibles à abattre.
Anas a déclaré que l’armée israélienne l’avait appelé trois fois auparavant, lui ordonnant d’arrêter sa couverture. Il a refusé. Ils ont bombardé sa maison puis ont rappelé, et il a de nouveau refusé. Ils ont tué son père, ont appelé une nouvelle fois avec les mêmes exigences. Il a refusé. Alors ils l’ont assassiné.
Pourquoi auraient-ils pris la peine de l’appeler autant de fois s’il était réellement le chef d’une « cellule », comme ils le prétendent ? Le simple fait que les médias accordent ne serait-ce qu’un soupçon de crédibilité à de telles falsifications flagrantes montre à quel point nos collègues ont été déshumanisés.
À présent, après l’assassinat d’Anas, les médias israéliens ont lancé une nouvelle campagne contre un autre collègue, Mohammad al-Sharif — le cousin d’Anas et correspondant d’Al Jazeera Mubasher à Gaza. Il nous a aidés à couvrir de nombreuses histoires tout au long du génocide.
Mohammad était mes yeux à l’intérieur de l’hôpital Kamal Adwan lorsque l’armée israélienne l’a envahi. Il nous a envoyé des témoignages essentiels de la part des médecins et du personnel hospitalier alors qu’ils étaient assiégés.
Je l’ai appelé immédiatement quand j’ai vu sa photo sur la chaîne Telegram israélienne, avec une cible superposée sur son visage.
« Ma réaction était normale quand j’ai vu ma photo et l’incitation au meurtre contre moi, » m’a dit Mohammad.
Ce fut difficile de contenir mon choc face à la manière si détachée dont il en parlait.
« Les journalistes sur le terrain aujourd’hui ne font que défendre leur cause en racontant leurs histoires. Nous ne faisons rien de mal, et notre travail est clair aux yeux du monde. Pourquoi aurais-je peur si je ne fais rien de mal ? »
Mohammad m’a assuré que ces appels contre lui, ne le décourageraient pas de continuer à faire son devoir.
« Je ne cesserai pas de couvrir l’actualité. Ces menaces ne nous font pas peur, » a-t-il déclaré. « Nous sommes sur une voie que nous savons dangereuse, mais notre devoir et notre message doivent être entendus. »
Mohammad s’est marié il y a trois mois. Il s’inquiète pour sa famille malgré leur soutien dans sa décision de continuer à accomplir son devoir.
« Ce ciblage affecte ma vie, celle de ma famille et celle de ma femme. Mais cela ne me dissuadera pas d’accomplir mes devoirs et mon travail, » a-t-il ajouté. « Tout le monde vit au cœur de cette guerre aujourd’hui. Ma famille m’encourage toujours à continuer sur le chemin du journalisme et à jouer mon rôle. Nous sommes la seule voix du peuple à Gaza. Sans nous, tout le monde mourrait dans le silence, sans que le monde sache ce qui se passe ici. »
Avant ce génocide, j’avais l’habitude de parcourir toute la bande de Gaza, en une journée si nécessaire, allant d’un endroit à un autre pour recueillir des témoignages pour mes reportages.
Certaines interviews étaient possibles par téléphone, mais j’ai toujours préféré les entretiens en personne, car je pouvais ainsi transmettre non seulement les mots, mais aussi les sentiments, le langage corporel, les expressions du visage, et les nuances subtiles dans le ton de la voix.
Pendant le génocide, les entretiens en personne à Gaza n’étaient possibles ni pour moi ni pour aucun autre journaliste. Se déplacer d’une ville à une autre dans la bande était comme une mission suicide.
Des chars se cachaient derrière les dunes de sable, des snipers étaient postés sur les toits des immeubles, des drones et des avions de guerre occupaient le ciel, et tous visaient tout ce qui bougeait.
Alors, nous nous sommes adaptés. Nous avons collaboré en créant des groupes et des discussions entre journalistes, et avons commencé à nous envoyer mutuellement des témoignages depuis le terrain, depuis l’endroit où chacun se trouvait. Un journaliste à Khan Younis pouvait partager ses informations avec des journalistes du nord, et vice versa.
Le génocide nous a rapprochés, et de cela est né un collectif avec une mission unique et commune : dire la vérité sur ce qui se passe à Gaza.
C’est à travers ce collectif que j’ai appris à connaître Hassan Eslayeh, Fatima Hassouna, Mohammad Qreiqe, et tant d’autres qui ont été tués par l’armée israélienne. Certains ont été tués avec leurs familles dans leurs maisons. D’autres ont été victimes d’assassinats ciblés.
Et maintenant, Israël s’en prend à chacun d’eux, les tuant un par un, leur unique crime étant d’avoir osé exposer ses atrocités au monde.
Auteur : Tareq S. Hajjaj
* Tareq S. Hajjaj est un auteur et un membre de l'Union des écrivains palestiniens. Il a étudié la littérature anglaise à l'université Al-Azhar de Gaza. Il a débuté sa carrière dans le journalisme en 2015 en travaillant comme journaliste/traducteur au journal local Donia al-Watan, puis en écrivant en arabe et en anglais pour des organes internationaux tels que Elbadi, MEE et Al Monitor. Aujourd'hui, il écrit pour We Are Not Numbers et Mondoweiss.Son compte Twitter.
13 août 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Fadhma N’Soumer
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