Une génération perdue

« Ma plus grande perte est survenue le 19 novembre 2023, quand Yazan, Suhaib, et Ihab ont été faits martyrs. Leur meurtre m’a laissé en état de choc. » - Photo : Ahmad Mohmmad Abushawish

Par Ahmad Mohmmad Abushawish

Les élèves dont la scolarité a été écourtée par la guerre cherchent un but tandis que leur monde s’effondre autour d’eux.

Le « Tawjihi » est un moment charnière décisif dans la vie de chaque jeune Palestinien. Ce n’est pas seulement la dernière année de lycée, c’est l’examen final qui peut décider de la trajectoire que prendra sa vie.

Les élèves s’efforcent de faire de leur mieux parce qu’ils savent, qu’en plus de leur moyenne générale, les résultats à cet examen seront déterminants quant à l’université qu’ils fréquenteront et le domaine des études qu’ils suivront.

Le caractère spécial de l’année de terminale

Le « Tawjihi » confère une excitation particulière à la fois aux élèves et à leur famille. Lorsque je suis entré en terminale ma famille a commencé à me traiter comme si j’étais leur fils unique. Ils veillaient tard pour s’assurer que je dispose d’un environnement confortable et calme pour étudier, et chaque jour ma mère me préparait mes plats préférés.

Mes frères et sœurs, aussi, faisaient en sorte qu’un calme inhabituel règne dans la maison, et ils parlaient même de moi avec fierté aux autres membres de la famille, tenant des propos comme « Voici notre futur médecin. »

Cette excitation et ce traitement spécial s’accompagnaient d’une pression pour réussir l’examen et de l’anxiété qu’une telle pression génère. L’année se termine généralement par un rassemblement familial et une célébration lorsque les résultats sont publiés en ligne.

En août 2023, j’étais plein d’espoir en l’avenir alors que mon année de terminale se rapprochait. Je rêvais d’obtenir une moyenne générale élevée, d’être admis dans une prestigieuse université à l’étranger, puis d’aller dans une faculté de médecine pour réaliser mon rêve de devenir médecin.

Au début de l’année scolaire, ma journée commençait par le petit déjeuner familial composé de toasts au fromage (que j’adore) et une tasse de thé préparé avec amour par ma mère. Ensuite je me rendais à l’école à pied, observant sur le visage des enfants la soif d’apprendre et de rire. La seule chose que je craignais c’était d’être en retard.

Après l’école, je raccompagnais parfois Yasser Al-Hour, mon meilleur ami et voisin de pupitre, chez lui. Sa mère nous faisait son za’atar manakeesh – le pain plat palestinien très prisé garni d’un mélange parfumé de thym, de sumac, et d’huile d’olive.

Plus tard, je me rendais dans un centre d’enseignement privé, doté de l’air conditionné, avec Yazan, Suhaib, et Ihab Darwish – les cousins avaient été mes meilleurs amis depuis l’école primaire. Nous étions assis sur des chaises confortables et recevions des cours privés en mathématiques.

Le soir nous nous retrouvions chez l’un ou chez l’autre pour étudier. Certains jours je voyais ces amis plus que je ne voyais ma propre famille.

L’étude, un moyen de retrouver la normalité

Puis la guerre génocidaire a commencé. Nos espoirs ont été anéantis. Nos écoles et nos universités sont devenues nos abris. Nous nous sommes retrouvés à court de choses à brûler pour cuisiner alors nous avons brûlé certains de nos livres.

Des élèves se rassemblent dans une école improvisée – Photo : Ahmad Mohmmad Abushawish

Nous avions toujours considéré nos livres et le savoir qu’ils contenaient comme les armes les plus efficaces contre l’occupation. Maintenant nous en avions besoin comme carburant pour faire cuire notre nourriture et remplir nos estomacs vides.

La maison de mon ami Yasser, le lieu où nous avions l’habitude de nous réfugier après l’école a été réduite en ruines. Ma plus grande perte est survenue le 19 novembre 2023, quand Yazan, Suhaib, et Ihab ont été faits martyrs. Leur meurtre m’a laissé en état de choc.

J’ai commencé à perdre de vue qui j’étais et qui j’avais rêvé de devenir. J’avais le sentiment que le monde nous avait abandonnés.

Mais renoncer n’est pas une option pour les Gazaouis.

Ma préparation à l’examen final incluait maintenant la tâche d’essayer de concilier les épreuves de la guerre et les obligations liées à l’étude pour le Tawjihi. Ma famille accueillit chez nous six familles dont les maisons avaient été détruites et il devint incroyablement difficile de trouver un endroit calme pour étudier.

Chaque nuit quand tout le monde était endormi, le vrombissement des avions de guerre et les rafales de tirs sont devenus mes compagnons d’étude. Les yeux brûlants du manque de lumière, je m’accrochais aux livres que nous n’avions pas brûlés, espérant qu’ils puissent me protéger du chaos qui régnait à l’extérieur.

La situation a empiré quand nous avons dû fuir notre maison et vivre dans une tente à Rafah. Je n’avais pu emporter que le strict nécessaire – quelques habits et du couchage. J’avais laissé derrière moi non seulement ce que je possédais mais aussi mon rêve d’obtenir mon diplôme de fin d’études secondaires et de poursuivre des études supérieures dans une université prestigieuse.

Je ne pensais qu’à une chose, comment éviter de me faire tuer dans une frappe aérienne israélienne aléatoire afin de pouvoir poursuivre mon rêve. Comme je n’avais plus d’école où étudier, j’ai cherché quelqu’un qui pourrait me donner des cours particuliers en maths et en physique.

Je n‘ai pas trouvé de professeur particulier, mais j’ai trouvé une école de fortune qui avait surgi dans notre camp de réfugiés. Les enseignants étaient des bénévoles, et l’école n’avait pas de chaises confortables ; nous étions assis à même le sol. Il n’y avait pas d’air conditionné, notre salle de classe était une tente à l’atmosphère humide et étouffante.

Mais cette tente m’apportait ce dont j’avais besoin. Étudier ici m’a replongé, bien que brièvement, dans le milieu scolaire auquel j’aspirais tant. Étudier aux côtés d’autres élèves, qui essayaient eux aussi d’étudier au milieu de l’horreur, m’a aidé à comprendre que je n’étais pas seul.

Si Gaza n’avait pas été constamment attaquée, l’excitation de ma dernière année de lycée aurait atteint son apogée le 29 juillet 2024. J’aurais alors appris à quel point j’avais réussi mes examens finaux.

Mais au lieu de ne nous retrouver mes amis, moi et nos familles autour d’un ordinateur pour prendre connaissance de nos résultats lorsqu’ils étaient publiés sur internet, nous nous sommes serrés autour d’un feu qui crépitait, comme si nous avions été ramenés à l’âge de pierre.

La déception que mes amis et moi-même avons éprouvée ce jour-là demeure inscrite dans ma mémoire. Je voyais le chagrin et la frustration gravés sur leur visage. Nous avions l’impression que les sacrifices que nous avions consentis, que les efforts que nous avions fournis malgré les bombardements incessants, la faim, et l’épuisement n’avaient servi à rien. C’en était presque insupportable.

Déterminés à poursuivre notre rêve

Le sort de ma génération, celle des Gazaouis nés en 2006, demeure incertain. Tandis que notre monde s’effondre, nous existons dans un espace trop exigu pour contenir nos rêves.

Je faisais le rêve d’étudier la médecine et de devenir médecin. Mon ami Ihab, qui a été tué au début de la guerre, voulait étudier l’informatique et devenir programmeur. Le rêve de Yazan était de parcourir le monde. Au lieu de cela, le monde a regardé sa mort en silence.

D’autres amis rêvaient de vivre tranquillement avec leur famille. Au lieu de poursuivre nos rêves, nous passons nos jours à essayer d’éviter d’être tués au hasard par une bombe, un missile, un tir de drone, ou d’un sniper. Chaque jour nos rêves s’éloignent un peu plus.

Les élèves tentent de poursuivre leurs études dans une tente de fortune – Photo : Ahmad Mohmmad Abushawish

Ce qui m’afflige le plus c’est que ma génération ne peut pas recevoir l’enseignement dont elle a besoin pour rejoindre les rangs des professionnels qui risquent leur vie chaque jour pour les habitants de Gaza.

Jusqu’à ce que cela change, nous ne pourrons être les médecins qui se battent contre la montre et le manque de ressources pour sauver la vie des patients.

Nous ne pourrons pas être les journalistes qui risquent leur vie pour rapporter les crimes de l’occupation.

Nous ne pourrons être les ingénieurs qui relèvent d’énormes défis pour que Gaza reste connectée au reste du monde – sans eux, vous ne pourriez pas lire ces mots.

Je rêve encore de devenir médecin et de contribuer à reconstruire le système de santé à Gaza. La guerre ne m’a pas enlevé ce rêve. Mais elle nous a rendus, ma génération et moi-même, moins confiants dans la possibilité de pouvoir un jour réaliser nos rêves.

Elle a tué mon ami Suhaib, qui partageait mon ambition de devenir médecin. Elle a détruit la maison de mon ami Yasser, pulvérisant son rêve de devenir ingénieur en mécatronique.

Je refuse de me laisser définir par ces pertes. Je ne peux pas être en première ligne pour sauver des vies ou documenter l’histoire, mais j’utiliserai ma voix pour relater notre histoire.

25 avril 2025 – We are not numbers – Traduction: Chronique de Palestine – MJB

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