Lorsque le Sultan rencontre le Tsar

Fuyant la guerre civile, des réfugiés se réchauffent près d'un feu dans le camp de réfugiés Arin Miriam, à la frontière entre la Turquie et la Syrie - Octobre 2014 - Photo: Faiz Abu-Rmeleh/Activestills.org

Par Robert Fisk

Il n’y a pas si longtemps, c’était Hillary Clinton qui voulait appuyer sur le bouton « reset » avec Poutine. Maintenant, c’est Erdogan… et certainement avec beaucoup plus d’effet.

Ainsi, le Sultan se déplace pour aller voir le tsar au siège royal de Saint-Pétersbourg. Et le calife de Damas assiste à la scène depuis la Syrie, avec la conviction que la politique du parti Baas a encore une fois prouvé sa valeur. La politique ? Attendez… C’est juste attendre et encore attendre.

Alors que la puissance de la Turquie sur la Syrie – son rôle du type de celui du Pakistan [avec l’Afghanistan] pour transmettre l’argent et les armes des pays du Golfe pour la guerre civile, ses itinéraires de contrebande pour le compte d’Isis, d’al-Qaïda (ou Jabhat al-Nusra ou Fatah el-Sham ou encore d’autres) – semblait une menace écrasante pour Damas… un mystérieux putsch raté se produit en Turquie, son armée se retrouve émasculée et le Sultan Erdogan se précipite à Saint-Pétersbourg pour déplacer son pays de l’OTAN vers la Mère Russie.

Et tout cela alors que les armées rebelles en Syrie encerclent des troupes gouvernementales à Alep, dans le but de rouvrir leurs routes d’approvisionnement vers la Turquie.

Avec les forces russes situées à peine à 30 miles au sud de la frontière turque et ses pilotes qui bombardent quotidiennement les mêmes rebelles qui assiègent Alep, le Tsar Poutine ne va pas tolérer la circulation d’autres missiles de contrebande à travers la frontière turque pour aller servir à abattre ses hélicoptères.

Et si l’OTAN et l’UE estiment qu’ils peuvent compter sur leur fidèle allié le Sultan Erdogan pour poursuivre la destruction du régime Assad ou freiner les flux de réfugiés vers l’Europe – ou tolérer jets américains partant de la base aérienne d’Incirlik et d’autres anciennes propriétés arméniennes en Anatolie – ils peuvent y réfléchir à deux fois.

Il suffit de lire les versions russes des humbles déclarations du Sultan avant sa visite au Tsar, pour comprendre combien l’homme malade de l’Europe respire à présent dans l’air frais des Steppes.

« Cette visite me semble une nouvelle étape dans les relations bilatérales, en commençant avec une ardoise propre, » dit le Sultan, « et moi-même, avec tout mon cœur et au nom de la nation turque, saluons le président Poutine et tous les Russes. »

C’était à la télévision russe. Mais prenez aussi les nouvelles de l’agence russe Tass, pour qui le Sultan se réfère à son « ami Vladimir » et promet que « « il y a encore beaucoup à faire ensemble pour nos deux pays ».

Maintenant, laissons de côté les Tsar et Sultan. C’était plus que les salutations fraternelles qu’un Brejnev ou un Podgorny pouvaient attendre d’un membre égaré du Pacte de Varsovie, avec plein de « relations bilatérales » et de « saluts » et « d’amitié » (mais pas « d’amitié éternelle », comme s’y étaient jadis engagées les nations fraternelles envers le Kremlin).

La première visite post-coup d’Erdogan était dédiée à la Russie – et c’est un coup d’un genre différent.

Voici un autre extrait de la traduction par l’agence Tass des déclarations d’Erdogan avant St Pétersbourg : « Une solution à la crise syrienne ne peut être trouvée sans la Russie. Nous ne pouvons résoudre la crise syrienne que dans la coopération avec la Russie ».

Et en collaboration avec Bachar al-Assad ? C’est une pensée qui doit réchauffer le cœur de Bachar, qui était autrefois – souvenons-nous en – un ami proche d’Erdogan et de sa femme. Si vous pouvez abattre un avion russe puis embrasser votre « ami » Poutine, pourquoi Erdogan ne ferait-il pas de même avec Bachar ?

C’est aussi, bien sûr, une question à méditer pour Hillary Clinton et Donald – bien que Donald Trump, qui semble avoir les mêmes vues sur le Tsar que celles du Sultan désormais, vivrait très bien avec cet état de fait.
Il y a une longue liste des perdants potentiels dans le théâtre de Saint-Pétersbourg.

Tout d’abord, Isis et al-Qaïda Nusra-Fatah el-Sham – et toutes les autres milices islamistes qui affrontent le régime en Syrie – qui découvrent tout à coup que leur pourvoyeur en armes le plus fiable a fait équipe avec leur ennemi le plus féroce, le propriétaire de l’armée de l’air russe.

Ensuite, il y a les milliardaires saoudiens et qataris qui fournissent l’argent et les armes pour les guerriers sunnites qui tentent de renverser le régime de Damas et celui de Bagdad, et veulent humilier les chiites d’Iran, de Syrie (les Alaouites) et du Liban.

Et puis, au-dessus de tous les autres peut-être, ceux qui craignent pour leur vie à la suite de cette escapade fraternelle au palais du Tsar : je veux parler de l’armée turque. Ce qui est de plus en plus clair, c’est que – et c’est la cerise sur le gâteau – la Russie et l’Iran ont joué un rôle dans les renseignements dont a disposés Erdogan, l’avertissant du coup d’État militaire ourdi contre lui.

Les Arabes ont déjà été informés par leurs interlocuteurs russes que Poutine – tout ancien patron du KGB qu’il était – avait personnellement envoyé un message à Erdogan après avoir appris l’imminence d’un coup d’État à partir des communications de l’armée turque, enregistrées et analysées par les techniciens russes depuis leur base aérienne juste en dehors de Latakia en Syrie.

A1* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.

9 août 2016 – The Independent – Traduction : Lotfallah