Tunisie : Ben Ali est mort, mais son régime ne l’est pas

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Scène de la révolution tunisienne - Hiver 2010/2011 - Photo : Archives Info-Palestine.eu
Myriam AmriLes structures responsables de la violence et de la corruption durant l’ère de Ben Ali restent en place et contrecarrent la lutte du pays pour la démocratie.

Le 19 septembre, les Tunisiens ont appris que l’ancien dictateur Zine El Abidine Ben Ali était mort en exil en Arabie saoudite. Il a dirigé le pays pendant 23 ans avant d’être renversé par un soulèvement populaire en janvier 2011.

L’annonce du décès de Ben Ali n’a pas causé beaucoup d’agitation dans la sphère publique tunisienne, l’attention du public étant principalement concentrée sur le prochain tour de l’élection présidentielle.

Sur les médias sociaux tunisiens, les réactions ont varié, certains louant la “stabilité et la prospérité” que le régime de Ben Ali aurait soi-disant assurées et d’autres se référant à la répression de masse à laquelle la révolution tunisienne a mis fin.

Il n’était donc pas surprenant que certains Tunisiens aient fait de son décès une occasion de se souvenir du “bon vieux temps”, alors que l’incertitude et la crise économique que traverse actuellement le pays attisent la nostalgie de son régime.

Cependant, quelles que soient les difficultés actuelles, elles ne devraient pas servir d’excuse pour blanchir le douloureux héritage de Ben Ali. C’était un dirigeant autocratique qui n’avait pas assuré une vie digne à son peuple, mais au contraire l’exploitait et en faisait une victime ; et c’est ainsi qu’il devrait entrer dans l’histoire.

Mais tout comme il est faux de blanchir l’ère de Ben Ali, il est plutôt prématuré de la déclarer disparue. En effet, Ben Ali est peut-être mort, mais son régime ne l’est pas. Il continue de saper les aspirations tunisiennes à la démocratie et de protéger les intérêts économiques et politiques de ceux qui ont su se maintenir en place.

L’échec de la justice pour la transition

En juin 2014, à la suite du succès de la révolution tunisienne, la Commission Vérité et Dignité (CVD) a été créée et chargée d’enquêter sur les responsables des violations des droits de l’homme commises entre 1955 et 2013 et de les obliger à rendre compte.

La création du CVD a été initialement considérée comme un tournant dans l’histoire de la Tunisie. Nombreux étaient ceux qui pensaient que cela apporterait la justice, satisferait les attentes des nombreuses victimes du régime et renforcerait le développement démocratique de la Tunisie.

La commission a effectivement mené des enquêtes approfondies et documenté toutes les formes d’abus, y compris les disparitions forcées, les exécutions sommaires, la torture, la mort sous la torture, les meurtres et l’usage excessif de la force contre des manifestants pacifiques lors du soulèvement de 2010-2011.

Les audiences télévisées ont permis aux victimes de raconter publiquement leurs histoires afin que toute la nation puisse entendre et voir en pleine lumière la cruauté et la violence sans égale du régime de Ben Ali, ainsi que sa corruption et sa débauche érigées en système.

La commission a reçu plus de 62 000 plaintes pour violation des droits de l’homme et renvoyé plus de 170 affaires devant des tribunaux spécialisés pour juger les responsables. Des procès ont été ouverts dans des dizaines de ces cas, mais ils ont tous été reportés à plusieurs reprises en raison du refus des accusés de comparaître devant les tribunaux. À ce jour, les tribunaux tunisiens n’ont prononcé aucune sentence dans aucune des affaires du CVD.

Ce qui s’opposait au travail de la la Commission est le fait que l’État tunisien actuel ne soit, à bien des égards, que la continuation du régime de Ben Ali.

L’État de Ben Ali vit toujours

De nombreux hommes politiques et responsables affiliés à Nidaa Tounes, le principal parti de la coalition au pouvoir en Tunisie, ont exercé de hautes fonctions sous Ben Ali. Avec le président Beji Caid Essebsi, récemment décédé, qui occupait également des postes importants pendant le régime de Ben Ali, ils ont travaillé sans relâche pour bloquer le travail du CVD, mais aussi pour protéger les vestiges de l’ancien régime.

De nombreuses lois préjudiciables de l’ère Ben Ali sont toujours en vigueur, le Parlement rempli de ses copains ayant peu fait pour les abolir. Par exemple, la tristement célèbre “Loi 52”, qui prévoit une peine minimale d’un an de prison pour “consommation de stupéfiants” et qui interdit aux juges de prendre en compte toute circonstance atténuante, est toujours en place.

Avant 2011, elle était utilisée pour contrôler les jeunes déshérités et les incarcérer au besoin. La loi a été modifiée en avril 2017 pour permettre aux juges de prendre en compte des circonstances atténuantes lors de la fixation de la peine, mais elle n’a jamais été abolie. À ce jour, cette loi est utilisée par la police pour contrôler ces mêmes jeunes.

Les structures du notoire appareil répressif du régime de Ben Ali restent également intactes. Le ministère de l’Intérieur – considéré comme un État dans l’État – n’a pas encore été réformé. En 2011, le ministère a annoncé la dissolution de la police secrète, mais cela n’a guère contribué à ce que l’appareil de sécurité respecte les libertés et droits civils des citoyens tunisiens.

La présence policière excessive en Tunisie, qui, à l’époque de Ben Ali, constituait l’outil de surveillance le plus efficace, n’a pas diminué depuis la révolution. La force de police n’a fait qu’augmenter depuis 2011 et de nouvelles unités ont été formées. En 2017, par exemple, la “police verte” a été créée et chargée de nettoyer les déchets et la pollution dans le pays.

Le budget alloué aux forces de police a également augmenté ces dernières années, permettant aux policiers de se doter d’équipements et de technologies de pointe, tandis que la majorité des Tunisiens vivent toujours dans la pauvreté.

Bien que les médias et les défenseurs des droits de l’homme dénoncent fréquemment les exactions commises par la police, le gouvernement n’a pris aucune mesure pour contrôler l’appareil de sécurité. Dans la Tunisie de Ben Ali, le policier était un symbole du pouvoir du régime – doté de l’autorité de l’État, capable d’emprisonner qui il voulait et d’agir avec violence en toute impunité. C’est toujours le cas en Tunisie aujourd’hui.

Corruption et néolibéralisme

À l’époque de Ben Ali, une certaine culture de la corruption était établie, dans laquelle des familles ressemblant à la mafia établissaient un contrôle sur des secteurs entiers de l’économie. L’élite économique a exercé son pouvoir par le biais de pratiques “maaref” (entretien de réseaux de connaissances nécessaires pour obtenir quoi que ce soit) qui ont suscité du ressentiment chez les Tunisiens ordinaires qui ne bénéficiaient pas de réseaux aussi spéciaux et d’un accès à l’État.

Les pratiques de corruption ont été fréquemment dénoncées après la révolution, mais les gouvernements de l’après-2011 n’ont pas réussi à y faire face. De plus, en 2017, le parlement tunisien a adopté une loi accordant l’amnistie à tous les responsables accusés de corruption sous le dictateur déchu, malgré une campagne nationale dénonçant ce crime.

En conséquence, l’élite économique de l’ère Ben Ali est restée aussi riche et aussi puissante dans la Tunisie post-révolution. Les familles riches qui contrôlaient l’économie sous son règne imposent toujours leur main-mise.

Entre-temps, de nombreux Tunisiens ont vu leur situation économique se dégrader au cours de la dernière décennie, en raison de la persistance de pratiques économiques préjudiciables inspirées du régime précédent. Les manifestations de 2010, qui ont éclaté dans la partie centrale la plus pauvre du pays, étaient une réaction à ces pratiques mêmes, combinées aux politiques d’austérité prescrites par les institutions internationales qui ont entraîné la hausse des prix des produits de base.

Pourtant, aujourd’hui, les Tunisiens subissent encore les conséquences du même ensemble de réformes d’austérité, qui accentuent l’appauvrissement et la marginalisation de larges segments de la population.

Alors que la Tunisie se prépare à un second tour présidentiel et aux élections législatives prévues début octobre – lesquelles pourraient changer le visage de la politique tunisienne – le passé de Ben Ali semble encore assombrir l’avenir du pays.

Aussi longtemps que perdureront les structures de la violence et de la corruption étatiques, un changement transformateur susceptible d’améliorer la vie des Tunisiens reste hors de portée.

* Myriam Amri est une écrivain tunisienne et doctorante à l’Université de Harvard qui étudie l’économie politique en Afrique du Nord.
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26 septembre 2019 – Al Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine