Des travailleurs palestiniens martyrisés et dévalisés par la police israélienne

Le visage de Majdi Ikhtat, dans une vidéo prise par ses assaillants - Image via Haaretz
Le visage de Majdi Ikhtat, dans une vidéo prise par ses assaillants - Image via Haaretz

Par Gideon Levy

“J’attendais la balle qui mettrait fin à ce cauchemar” : les Palestiniens brutalisés par un gang de flics israélien racontent.

Cinq agents de la police des frontières ont été inculpés dans une affaire choquante de violence contre des travailleurs palestiniens, qui comprenait des passages à tabac, des humiliations et aussi des vols. Nous rapportons ici les témoignages de deux des victimes.

Voici les noms des policiers incriminés, pour l’édification de tous : Amit Edri, 21 ans, de Sderot ; Tal Yosef Mizrahi, 20 ans, d’Ashdod ; Uri Medina, 20 ans, de Netivot ; Refael Hazan, 20 ans, de Moshav Neve Michael ; et Lidor Zafriri, 19 ans, de Moshav Patish. Cinq agents de la police des frontières, membres du corps de police d’occupation, la plus brutale des unités, que les médias israéliens qualifient généralement de “combattants”, pour une raison que l’on ignore. Les quatre premiers, les principaux suspects, sont toujours en détention. Edri était leur commandant.

Le sinistre acte d’accusation contre ces hommes a été déposé au tribunal de district de Be’er Sheva le 13 août : ils sont accusés en relation avec 14 incidents, pour des chefs d’accusation qui incluent le vol à main armée, l’agression causant des lésions corporelles, le complot en vue de commettre un crime, les voies de fait graves, l’abus d’une personne sans défense, le vol, l’abus de confiance et la destruction de preuves.

Les accusations devraient être connues de tous. Elles sont très difficiles à lire, détaillant une série de cas choquants dans lesquels les prévenus sont accusés d’avoir humilié, donné des coups de pied, battu violemment et volé des travailleurs palestiniens qui essayaient de trouver du travail en Israël. Certains des Palestiniens avaient des permis de travail en bonne et due forme, mais cela n’intéressait pas les sadiques de la police des frontières, qui sont vus comme de grands héros lorsqu’ils agressent les membres les plus faibles de la société.

Ils s’y sont mis jour après jour, à la mi-juillet, lorsque le poste de contrôle de Meitar, dans le sud de la Cisjordanie, près d’Hébron, a été fermé en raison de la pandémie de coronavirus. Des centaines de Palestiniens entraient en Israël par les nombreuses brèches dans la barrière de sécurité que les forces de défense israéliennes n’ont pas fermées ; en fait, elles ferment les yeux pour que les travailleurs puissent se faufiler à travers.

L’agression contre Majdi Ikhtat

Le fait que des accusations aussi graves aient été déposées aussi rapidement n’est rien de moins que miraculeux. Mais les images vidéo documentant les crimes ont laissé sans autre alternative même l’unité du ministère de la justice chargée d’enquêter sur les fautes de la police,et qui est connue pour enterrer les affaires.

Pour leur grand malheur, ce sont les accusés eux-mêmes qui ont documenté leurs propres actions – peut-être pour montrer leur “héroïsme” à leurs copains et petites amies – et ce faisant, ils ont peut-être réussi à abaisser les normes déjà effroyables de la police des frontières. Il est clair qu’ils ne sont pas les seuls membres de la force à traiter les Palestiniens avec brutalité – et, en fait, il est douteux que l’acte d’accusation couvre tous leurs méfaits.

La plupart des cas se sont produits au milieu de la nuit, loin de tout témoin, pendant le “quart” de l’aube, lorsque les travailleurs palestiniens des territoires entreprennent leur long voyage pour travailler en Israël, pour construire ses maisons et paver ses routes. Selon l’acte d’accusation, les accusés ordonnaient aux travailleurs qu’ils traquaient et attrapaient de vider leurs poches puis confisquaient leur argent.

Photo : Alex Levac
Majdi Ikhtat, chez lui avec sa fillette. Il raconte qu’il a supplié les policiers des frontières de ne pas le tuer, mais ils lui ont dit de se taire et ont continué à lui donner des coups de pied – Photo : Alex Levac

Mais pour en tirer plus de plaisisir, ils faisaient coucher les travailleurs à terre et les battaient, leur donnant des coups de pied sur tout le corps, y compris sur la tête, les frappant et les menaçant avec leurs armes. Ensuite, les officiers partageaient entre eux l’argent volé.

Nous avons rencontré la victime citée dans la clause n° 5 de l’acte d’accusation cette semaine, chez elle dans le petit village de Rabud, dans les collines du sud d’Hébron.

Majdi Ikhtat revit encore les événements traumatisants de la nuit du 16 juillet. Il est un ouvrier du bâtiment âgé de 32 ans, diplômé de l’Université ouverte d’Hébron en littérature arabe, et père de deux filles et d’un fils. Il avait un permis de travail en Israël pour la société Rahal N.S.A., basée à Omer, et était employé dans un projet de construction à Be’er Sheva, non loin de là.

La vidéo montrant son visage ensanglanté alors qu’il implore la pitié de ses agresseurs a été largement diffusée sur les réseaux. Ses blessures physiques ont guéri depuis lors, mais les cicatrices mentales sont toujours palpables. Il a peur de retourner au travail et l’agence pour l’emploi par laquelle il a été embauché lui a entre-temps retiré son permis.

Chaque soir, Ikhtat, un jeune homme solide mais à la voix douce, quittait sa maison à 3h30 du matin pour se rendre au travail en Israël. C’est ce qu’il faisait aux premières heures du 16 juillet. Quatre autres travailleurs palestiniens se tenaient à côté de la brèche dans la clôture, attendant de passer en Israël.

Soudain, quelqu’un leur a crié de s’arrêter. Les autres se sont dispersés, mais Ikhtat a avancé de quelques mètres avant qu’un policier des frontières ne l’attrape et le fasse tomber à terre. Trois autres officiers l’ont rejoint et ont commencé à lui donner des coups de pied partout – dans le ventre, le visage, la tête – alors qu’il était étendu là.

Ikhtat a essayé de leur dire qu’il avait un permis et a supplié qu’on le laisse en vie, leur disant qu’il avait de jeunes enfants à la maison, mais ils lui ont juste ordonné de se taire.

Par la suite, un officier lui a dit de se relever. Il a essayé de lui expliquer qu’il ne pouvait pas se tenir debout, mais l’homme l’a menacé, et Ikhtat a été obligé de se traîner sur quelques dizaines de mètres du côté israélien de la clôture. Une grosse camionnette est arrivée. Quatre agents de la police des frontières en sont sortis ; l’un d’eux, une femme, s’est perché sur le seuil du véhicule et a contemplé la scène.

Ils ont ordonné à Ikhtat d’enlever sa chemise et lui ont donné un nouveau coup de pied brutal. Il pense que le passage à tabac avait pour but d’impressionner la femme, qui est peut-être celle qui a filmé l’agression.

Un autre officier l’a frappé au visage avec un coup de poing américain, puis le groupe l’a chargé, ensanglanté, sur leur camion, l’a jeté dehors près de la brèche dans la clôture et lui a dit qu’il avait une minute pour disparaître.

Ikhtat a eu de la chance : ils ne l’ont pas volé. Environ une heure s’est écoulée entre le moment où il a été capturé par la police des frontières et celui où ils l’ont relâché, nous dit-il.

Deux ouvriers l’ont porté jusqu’à une voiture qui l’a ramené chez lui, où ses enfants l’ont vu dans son horrible état. Il a été emmené dans une clinique de la ville de Dahariya, où ses blessures ont été soignées. Il a perdu quatre dents.

L’agression contre Muntassar Fahoury et son ami Yasen

Un autre clip qui a été largement diffusé montre un Palestinien à moitié nu qui se fait fouetter dans le dos avec un bâton par un agent de la police des frontières qui lui crie de se taire. La flagellation se poursuit pendant ce qui semble être une éternité. La victime est Muntassar Fahoury, un animateur de fêtes de mariage âgé de 21 ans, originaire d’Hébron, et devenu chômeur à cause de la crise du coronavirus.

Dans le témoignage fourni à Haaretz, Fahoury a raconté : “Mon ami Yazen, qui travaillait dans une station de lavage de voitures à Rahat [une ville bédouine près de Be’er Sheva], m’a proposé un travail avec lui pour 4 000 shekels [1195 dollars] par mois. J’ai accepté, et nous avons décidé de franchir la barrière pour aller à Be’er Sheva. J’ai préparé un sac avec des vêtements et j’ai pris des conserves et des cigarettes, et nous sommes partis après minuit dans ma voiture. Nous sommes allés dans une clairière près du poste de contrôle de Meitar, où il y a des trous dans la clôture… Yazen m’a rassuré en me disant que nous passerions facilement, parce que tous les travailleurs se rendent à leur travail en Israël par les brèches depuis que le poste de contrôle a été fermé à cause du coronavirus.

“A minuit 30, nous avons traversé un des trous de la clôture et avons continué sur quelques mètres dans la clairière, puis j’ai senti le mouvement des gens derrière nous et j’ai entendu des pas, et quelqu’un nous a appelés en hébreu. J’ai regardé derrière moi et j’ai vu deux personnes masquées en uniforme. Ils ont éclairé la zone avec leurs téléphones portables. Avant même que je comprenne ce qu’ils voulaient, j’ai vu Yazen s’agenouiller, et j’ai fait de même. Les deux personnes – dont j’ai appris plus tard qu’il s’agissait d’agents de la police des frontières – nous ont attaqués et ont commencé à nous frapper et à nous maudire en hébreu. Ils nous ont donné des coups de pied sur tout le corps avec leurs bottes militaires. J’ai pris quelques coups de pied au visage et à l’estomac, et j’ai crié de douleur à chaque fois. J’ai aussi entendu Yazen crier.

“J’ai essayé de leur parler, en arabe, et de leur expliquer que nous allions juste travailler. Ils ne voulaient rien entendre et ont continué à nous frapper durement pendant plus d’un quart d’heure. Ensuite, ils ont exigé que nous vidions nos poches et que nous jetions tout par terre. Yazen et moi avons fait ce qu’ils ont demandé. Les deux officiers ont commencé à vider mes poches et celles de Yazen et à tout jeter par terre. Dans mon sac, il y avait quatre pantalons, de la nourriture en conserve et une cartouche de cigarettes ; j’avais caché 1000 shekels dans mon portefeuille. J’ai vu les deux agents vérifier ma carte d’identité et fouiller mon portefeuille et nos sacs. Après cela, les deux officiers nous ont menés à quelques mètres et se sont arrêtés à côté d’une jeep militaire. Ils nous ont ordonné de nous mettre à genoux. J’ai vu une femme officier de la police des frontières se tenir à côté de la jeep.

“Un officier s’est approché de la jeep, a sorti un long bâton de bambou et a commencé à me frapper avec en comptant de un à dix, en hébreu. Ses deux amis, l’homme et la femme officiers, riaient bruyamment. J’ai aussi remarqué que la femme tenait son téléphone, pointé vers nous, et j’ai réalisé qu’elle filmait ce qui se passait. Les coups que j’ai reçus dans le dos avec le bâton de bambou étaient très douloureux, et je criais de douleur à chaque coup. J’ai aussi entendu Yazen crier à chaque fois qu’il était frappé.

“Ensuite, le deuxième policier s’est approché de moi. Il portait un coup de poing américain à la main droite et il a commencé à me frapper sur la tête, l’épaule et le dos. Il a fait la même chose à Yazen. Mon nez saignait et j’ai vu que Yazen saignait de la tête. Cela durait depuis une heure et demie. J’avais peur que nous n’en sortions pas vivants. Pendant tout ce temps, j’imaginais le moment où les deux officiers nous tireraient dessus et nous achèveraient. Je n’avais plus la force de parler, et je me suis complètement abandonné à ce qui m’arrivait.

“Nous étions dans un endroit isolé, les environs étaient effrayants. J’avais l’impression que tout cela ne se passait pas réellement. Je ne savais pas pourquoi les officiers se comportaient si cruellement. Je voulais crier fort dans le calme qui nous entourait, mais je ne pouvais pas ; je voulais pleurer, mais je ne pouvais pas. Je ne pensais qu’à ma mort, et j’attendais juste d’entendre la balle qui mettrait fin à ce cauchemar et à ma vie. Soudain, les deux officiers nous ont dit de nous lever, de prendre nos affaires et de disparaître. J’ai ramassé mon sac, qui était vide – l’argent et les cigarettes avaient disparu – et je voulais récupérer les choses, mais je ne l’ai pas fait. J’ai senti que tout cela était inutile. J’ai laissé mes vêtements et les conserves par terre et j’ai commencé à marcher avec Yazen jusqu’à ce que nous atteignions la route.

“J’ai appelé un ami et lui ai demandé de venir nous ramener à la maison. Je suis entré chez moi sans me faire remarquer et je n’ai dit à personne ce qui m’était arrivé. Je me suis senti humilié et j’avais honte ; j’étais aussi totalement épuisé et tout mon corps était douloureux. J’ai décidé de ne dire à personne ce qui m’était arrivé. Mais il y a quelques jours, mon ami m’a appelé et m’a demandé si j’étais la personne qui avait été vue en train de se faire battre dans un clip vidéo publié sur les médias sociaux. Au début, j’ai nié, j’ai dit que ce n’était pas moi, mais mon ami a insisté sur le fait que c’était moi. J’ai été choqué quand j’ai vu la vidéo. J’ai tout revu dans mon esprit – comme dans un film. Ces images ont été gravées dans ma mémoire et je ne pourrai jamais les oublier.

“Après la diffusion de l’histoire, ma mère a aussi été mise au courant. Elle s’est évanouie quand elle a vu la vidéo et a été emmenée à l’hôpital Al-Ahli [à Hébron]. Ma sœur, qui est mariée et vit en Belgique, m’a conseillé de quitter la Cisjordanie et de demander l’asile politique en Belgique.

Dans le passé, cela ne m’aurait jamais traversé l’esprit, car j’étais heureux de mon travail dans la musique et en tant que DJ. Je me sentais jeune et toute la vie m’attendait. Mais depuis l’incident, je pense sérieusement à quitter cet endroit et à partir vivre dans un endroit lointain où je pourrai oublier ce qui m’est arrivé. De toute ma vie, je n’ai jamais ressenti de tels sentiments d’humiliation, de peur, de désespoir et d’impuissance comme cette nuit-là”.

A1 * Gidéon Lévy, né en 1955, à Tel-Aviv, est journaliste israélien et membre de la direction du quotidien Ha’aretz. Il vit dans les territoires palestiniens sous occupation.


5 septembre 2020 – Haaretz – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah