Obsession de l’État et déni de droits en Palestine

Photo : Archives
Les supplétifs palestiniens de l'AP de Ramallah bloquent la voie à des manifestants lors d’un rassemblement contre la présence du président américain Barack Obama dans la ville de Ramallah en Cisjordanie, le jeudi 21 mars 2013 - Photo : Archives

Par Alaa Tartir

L’obsession des dirigeants politiques palestiniens de disposer d’un État comme moyen de réaliser l’autodétermination et gagner la liberté s’est avérée préjudiciable à la lutte pour la décolonisation de la Palestine.

Cette direction – sous la pression des acteurs régionaux et internationaux – a commis une erreur stratégique en donnant la priorité à un paradigme «État sous le colonialisme» au lieu de diriger des processus pour décoloniser la Palestine d’abord et ensuite s’engager dans des processus de formation d’État. Le statut d’État sous le colonialisme est un paradigme fondamentalement imparfait et une distraction des principaux obstacles à la paix et à la justice.

L’endossement de cette “priorité mal calculée” pourrait être illustrée à travers quatre “moments critiques” de l’histoire et jusqu’à nos jours. Il s’agit notamment de 1) la Déclaration d’indépendance palestinienne de 1988, 2) de la signature des accords d’Oslo de 1993 – qui était, en substance, un arrangement de sécurité – pour établir à la fin un État, 3) du projet de construction de l’État sous la présidence de Salam Fayyad – lequel avait déclaré que les Palestiniens étaient proches du “rendez-vous avec la liberté”, alors que l’État existe uniquement sur le papier [1] – et enfin, à l’initiative du président Abbas, de la candidature de l’Autorité palestinienne aux Nations Unies, qui reste encore aujourd’hui à traiter.

L’ “État” devient l’unique et étroite lentille à travers laquelle les dirigeants politiques considèrent le projet de libération nationale et évaluent leurs stratégies. Il devient également le prisme analytique et opérationnel que les acteurs internationaux utilisent pour justifier leurs interventions politiques, leurs programmes d’aide et leur navigation à vue politique. Pourtant, cet alignement de l’objectif et de son approche a renforcé l’impasse.

Ce qui est manifestement commun entre ces quatre “moments critiques” n’est pas seulement la centralité de “l’idée d’État” dans la pensée politique palestinienne, mais aussi le résultat et la conséquence qui en résultent. À la fin de chaque étape, les Palestiniens en sont sortis plus faibles, plus fragmentés et plus éloignés de l’État. Ce n’est pas une simple coïncidence ni une conséquence involontaire, mais ce résultat est directement lié à l’échec de la stratégie politique adoptée car “l’obsession de l’État” n’a pas seulement soutenu le statu quo et l’asymétrie des forces en faveur du colonisateur, mais a aussi privé le peuple ou la nation de remplir le rôle d’un élément central de tout État, et a livré plutôt le pouvoir aux “mauvaises institutions nationales” dans le contexte colonial.

Cela a permis aux structures et institutions de sécurité de solidifier les matrices de contrôle existantes, au lieu d’étendre la marge de liberté – pourtant déjà étroite – ou d’étendre les capacités à gagner la liberté.

Plus précisément, l’obsession de l’État a créé des déficiences structurelles dans la gouvernance palestinienne et les systèmes politiques qui ont fondamentalement modifié le rôle des gouvernés, à savoir le peuple. À chaque itération du projet d’État, le peuple palestinien s’est retrouvé encore plus éloigné du noyau même du système politique et des structures de gouvernance. Cela n’a pas seulement entraîné l’érosion de la légitimité de ces organes directeurs et de leurs stratégies, mais plus important encore, cela a privé le peuple palestinien de sa capacité de transformation et affaibli sa capacité à résister efficacement aux structures coloniales et oppressives.

Le rejet de cet ingrédient de base (le peuple) dans cette “mixture d’État” n’est pas seulement un échec local, mais en fait une entreprise descendante parrainée par l’extérieur qui vise à investir dans la construction d ‘ “institutions d’État modernes” indépendamment de leur capacité d’intégration, de leur réactivité , ou de leur responsabilité envers le peuple, sans parler de sa fonctionnalité et de son efficacité. Un habitant du camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie occupée m’a dit: “La phrase Dawlat al-Moasassat me laisse perplexe. Premièrement, où est l’État, et deuxièmement comment se fait-il qu’Al-Dawla (l’État) ait un espace pour toutes ces institutions (al-Moasassat) mais pas pour le peuple. Qu’est-ce qu’un État sans le peuple ?”

Un autre réfugié du camp de réfugiés de Balata en Cisjordanie occupée m’a dit “Je regardais la candidature à la création d’un État à la télévision comme toute autre personne qui suivait les discours de n’importe où dans le monde. Oui, j’ai versé une larme lorsque les gens applaudissaient, mais les émotions ne font pas un Etat et les déclarations ne changent pas les réalités. J’ai cherché l’État le lendemain, mais je ne l’ai pas trouvé, et maintenant des années après je ne peux voir qu’un sarab al-Dawla [mirage d’État]”.

Par conséquent, la tangibilité et la matérialisation de facto de l’État sont essentielles pour le percevoir comme un vecteur de réalisation des droits. Mais lorsque l’État n’est qu’un mirage et une hallucination (même s’il est décrit comme l’aspiration nationale ultime par l’élite politique), il devient une nécessité pour tous les acteurs impliqués dans la réévaluation de la pertinence de cette pierre angulaire pour la consolidation de la paix (État), et repenser différents paradigmes. Ils doivent également s’engager dans des processus qui conduisent avant tout à l’émergence d’un environnement propice à l’épanouissement de l’idée d’un État et pour que cette idée soit pertinente et significative.

Pourtant, au lieu de s’engager dans un processus de réévaluation, les acteurs gouvernementaux locaux et internationaux ont non seulement mis à l’écart et démobilisé le peuple en tant qu’ingrédient principal du projet d’État, mais ils ont également investi et habilité les “mauvaises institutions nationales” dans le sens de la condition coloniale. En d’autres termes, le projet de construction de l’État de l’Autorité palestinienne, parrainé par la communauté internationale, reposait sur sa capacité à gouverner en construisant une solide institution de sécurité. Par conséquent, la mise en œuvre d’une réforme fondamentale / réinvention du secteur de la sécurité est devenue la caractéristique déterminante de l’État en devenir [2].

Sur le plan opérationnel, cela signifie que le secteur palestinien de la sécurité emploie environ 44% de tous les fonctionnaires, représente près d’un milliard de dollars du budget de l’Autorité palestinienne et absorbe environ 30% de l’aide internationale totale versée aux Palestiniens. Le rapport du personnel de sécurité à la population atteint 1/48e, l’un des plus élevés au monde [3].

Cette domination de l’institution de la sécurité s’est étendue au domaine politique, les principaux chefs de la sécurité contrôlant les postes au plus haut niveau politique et au niveau des gouvernorats nationaux. Sous le prétexte du projet d’État, une synchronisation totale entre les dirigeants politiques et les responsables de la sécurité est apparue lorsque les dirigeants politiques ont justifié les actions des agences de sécurité, tandis que les agences de sécurité protègent les dirigeants politiques. Cette domination a, à son tour, superposé un autre niveau de police au peuple palestinien.

La direction de la sécurité politique a perçu le maintien de l’ordre comme une manifestation de sa doctrine de sécurité qui visait à garantir le monopole de “l’État” sur l’utilisation de la violence dans la société palestinienne. En agissant comme s’ils étaient des organes souverains et en présentant leur comportement comme “professionnel”, les acteurs au pouvoir et leurs bailleurs de fonds ont effectivement solidifié et professionnalisé l’autoritarisme palestinien, le tout sous la domination coloniale israélienne [4].

L’émergence de structures de gouvernance autoritaires, l’absence de processus politiques participatifs démocratiques et la célébration des signes extérieurs de l’État n’ont pas seulement rendu la simple idée de l’État – en tant que véhicule pour la réalisation des droits – tout simplement non viable et hors de portée, mais a également contribué au déni des droits des Palestiniens, y compris le droit à un État souverain.

Il y a près d’une décennie, en avril 2010, le Premier ministre de l’Autorité palestinienne de l’époque, Salam Fayyad, avait déclaré que les Palestiniens voulaient un État indépendant et souverain et “qu’ils ne recherchent pas un État fait de restes – un État à la ‘Mickey Mouse'” [5]. Pourtant, “l’État fait de restes” est une représentation fidèle de la réalité du “projet d’État” à ce jour. Et c’est une des raisons pour lesquelles le peuple palestinien est sceptique quant à la capacité de ce projet à produire des résultats significatifs (la souveraineté et la liberté) pour lui, malgré les illusions de sa direction politique et de ses soutiens internationaux et régionaux.

Par conséquent, il est impératif que les Palestiniens envisagent un avenir différent qui va bien au-delà de l’idée d’un État – telle qu’elle a été exposée au cours des dernières décennies – afin d’entamer un processus de changement des réalités d’aujourd’hui.

Notes :

[1] Salam Fayyad, Talk to Al-Jazeera: Salam Fayyad, Al-Jazeera, 6 août 2011
[2] Alaa Tartir (2017) Criminalizing Resistance: The Cases of Balata and Jenin Refugee Camps, Journal of Palestine Studies
[3] Alaa Tartir (2017) Les « Forces de sécurité » de l’Autorité Palestinienne : la sécurité de qui ?, Al-Shabaka Policy Brief
[4] Alaa Tartir (2018) The Limits of Securitized Peace: The EU’s Sponsorship of Palestinian Authoritarianism, Middle East Critique, 27:4, 365-381
[5] Salam Fayyad, Palestinian PM to Haaretz: We Will Have a State Next Year, Haaretz – Akiva Eldar, 2 April 2010

8 janvier 2019 – Arab Reform Initiative – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah