Jalal Sharafi, jeune palestinien tué par la négligence médicale de l’occupant

Photo : avec l'autorisation de la famille Sharafi
Jalal Sharafi. À un moment donné, il a perdu la capacité de parler. "Quand irai-je me faire soigner ?" furent ses derniers mots à son père. "Inshallah, demain tu iras", lui répondit son père - Photo : avec l'autorisation de la famille Sharafi

Par Gideon Levy

Au moment où Israël l’a finalement autorisé à recevoir des soins d’urgence, ce jeune gazaoui était déjà mort.

Après des mois d’hospitalisation dans la bande de Gaza pour une maladie du sang, Jalal Sharafi avait besoin d’une greffe de moelle osseuse, qui n’est pas disponible là-bas. Le temps qu’Israël finisse par céder et lui donne un permis d’entrée pour se faire soigner ici, il était trop tard.

Jalal Sharafi est mort jeune. Il est mort parce qu’il était emprisonné dans une bande de Gaza assiégée. Il est l’un des nombreux prisonniers. Sa vie aurait probablement pu être sauvée si l’administration civile des territoires avait permis qu’il soit transféré à temps dans un hôpital israélien. Mais la bureaucratie de l’occupation a des considérations et un rythme qui lui sont propres, qui ne tiennent pas compte des Palestiniens gravement malades.

Sharafi a été condamné à mourir à Gaza. Toutes les demandes urgentes de ses parents, de la Croix-Rouge internationale et surtout de l’organisation Médecins pour les droits de l’homme, pour qu’il soit transféré immédiatement au centre médical de Sheba, en dehors de Tel-Aviv, afin que sa vie puisse être sauvée, n’ont eu en retour que des refus et des tracasseries. Pendant six jours, la course contre le temps et contre une impitoyable indifférence s’est poursuivie, jusqu’à cette fin amère.

Les demandes ont été soumises le lundi 13 juillet, mais ce n’est que le dimanche suivant que toutes les autorisations israéliennes nécessaires ont été reçues – avec un retard flagrant et déchirant. Environ une heure avant que l’ambulance n’arrive enfin pour le prendre à l’hôpital Rantisi, dans la ville de Gaza, pour l’emmener au point de contrôle d’Erez, sur la route de Sheba, Sharafi était mort.

Sharafi était un étudiant de 22 ans qui aimait regarder des séries télévisées syriennes pendant son temps libre. Il a obtenu il y a quelques semaines son diplôme avec mention à la faculté d’éducation de l’université Al-Quds de Jérusalem et rêvait de devenir enseignant sous les auspices de l’UNRWA, l’agence de secours des Nations unies, dans l’un des camps de réfugiés de Gaza.

Des rêves qui ne se réaliseront jamais.

Il est tombé malade à la mi-mars. Sa peau est devenue pâle et il se sentait très faible. Son père, Nasser Sharafi, âgé de 47 ans, qui dirige l’unité de maintenance de l’hôpital Indonesia au nord de Gaza, n’a pas perdu de temps pour y emmener son fils pour des tests. S’exprimant au téléphone depuis le domicile de la famille dans le quartier de Tufah de la ville de Gaza, il a raconté à Haaretz que Jamal avait ressentie une angoisse profonde : il était certain d’avoir un cancer et que ses jours étaient comptés.

Le jeune homme a été hospitalisé et une semaine plus tard, puis transféré à l’hôpital Rantisi, qui est mieux équipé. Là, on lui a diagnostiqué une anémie aplastique, une maladie dans laquelle la moelle osseuse ne produit pas assez de cellules sanguines de toutes les sortes. Les médecins qui s’occupaient de Sharafi lui ont promis qu’il ne mourrait pas, que sa maladie pouvait être traitée. En entendant cela, son fils s’est senti plus calme, se souvient son père.

A partir de ce jour, le 23 mars, et jusqu’à sa mort, Sharafi est resté à l’hôpital Rantisi. Son système immunitaire était affaibli et on craignait des infections.

Un petit film daté du mois d’avril le montre allongé dans son lit d’hôpital. Il parle avec animation à sa sœur Hala, âgée de 3 ans, qui est allongée à côté de lui. Son état de santé était bon à l’époque. Il a pu passer les examens universitaires à distance depuis son lit. Il s’était habitué à la vie à l’hôpital, dit son père. Il a reçu tous les traitements que Rantisi pouvait lui prodiguer, mais son organisme n’a pas réagi comme voulu et son état ne s’est pas amélioré.

Quelques semaines plus tard, l’hôpital est arrivé à la conclusion que seule une greffe de moelle osseuse pouvait le sauver. Le 4 mai, Sharafi a été présenté par l’hôpital pour une transplantation au centre médical de Sheba, à Tel Hashomer. Son état commençait à se détériorer, et il avait une forte fièvre permanente, mais dans l’ensemble la situation n’était pas encore catastrophique.

Le 7 juillet, Sharafi a été informé qu’il avait un rendez-vous pour un diagnostic plus approfondi et une greffe de moelle osseuse à Sheba le 12 juillet. Lui et sa famille attendaient ce jour avec impatience. Ils avaient entendu dire que Sheba était l’un des plus grands hôpitaux d’Israël et espéraient que ses médecins lui sauveraient la vie. Comme tous les jeunes Gazaouis, Sharafi n’avait jamais quitté la bande de Gaza ; il avait passé toute sa vie entre la ville de Gaza et Rafah.

Le personnel de Sheba a essayé d’organiser l’arrivée du nouveau patient par l’intermédiaire du bureau de coordination et de liaison du district israélien, mais il est apparu que Sharafi s’était vu refuser l’entrée pour des raisons de “sécurité”. Bien qu’il était à présent presque complètement alité, il constituait apparemment toujours un danger “clair et présent” pour la sécurité de l’État d’Israël.

Mais ce n’est pas tout. Sa mère, Naama, âgée de 46 ans, s’est également vu refuser l’entrée en Israël. Elle ne pourra pas être à ses côtés dans les moments les plus difficiles. Elle aussi représentait un risque pour la sécurité, selon les informations invérifiables et classifiées entre les mains du service de sécurité du Shin Bet, qui a le pouvoir de décider qui doit vivre et qui doit mourir. Sans assistance, le jeune homme était incapable de quitter la bande de Gaza. Il a manqué son rendez-vous à Sheba ; un nouveau rendez-vous a été pris pour le 16 juillet.

Son état s’est entre temps aggravé.

Jalal Sharafi - Photo : avec l'autorisation de la famille Sharafi
Jalal Sharafi – Photo : avec l’autorisation de la famille Sharafi

Les parents de Sharafi ont alors fait appel à Sheba, à la Croix-Rouge internationale et à deux organisations de défense des droits de l’homme dans la bande de Gaza.

La coordination civile entre l’Autorité palestinienne et Israël ne fonctionnant plus, les organisations basées à Gaza ont suggéré que la famille se tourne vers la branche israélienne de Médecins pour les droits de l’homme. La coordinatrice des permis de l’organisation, Céline Jaber, a reçu la demande le 13 juillet. Elle a dû agir rapidement pour que Sharafi puisse se rendre à Sheba pour le nouveau rendez-vous, alors qu’il ne lui restait plus que trois jours.

Elle a transmis une demande urgente au bureau de coordination de Gaza. L’entrée de Jalal en Israël a été approuvée – mais la demande de Naama a de nouveau été rejetée.

De sérieuses inquiétudes continuaient à prévaloir quant au prétendu danger immédiat qu’elle pouvait représenter pour la sécurité d’Israël, alors même que son fils luttait pour sa vie et était sur le point de subir une greffe de moelle osseuse.

Voici ce que le lieutenant Shoval Yamin, responsable des enquêtes publiques au bureau de coordination et de liaison du district de Gaza, a écrit au coordinateur des permis de Médecins pour les droits de l’homme au sujet de Naama Sharafi : “Tout d’abord, nous vous rappelons que selon le protocole convenu avec l’Autorité palestinienne, toutes les demandes d’entrée sur le territoire israélien doivent être adressées au Comité civil palestinien… Dans ce cadre, nous voulons vous informer qu’à la suite de la décision de l’AP [de cesser la coordination avec les autorités israéliennes], les demandes d’entrée en Israël ne sont plus transmises depuis longtemps.

“Dans le même temps, et bien qu’une demande en la matière n’ait pas été soumise au Bureau de coordination et de liaison du Comité civil palestinien, les organes autorisés ont décidé exceptionnellement d’examiner le fond de cette demande. Cela a été fait en prenant en considération les circonstances de la demande et l’état de santé du résident concerné.

“Nous tenons à préciser que cela a été fait au-delà de la lettre de la loi et à la lumière des circonstances humanitaires exceptionnelles qui sont indiquées par la demande. Après un examen de fond de la demande, les personnes autorisées ont décidé de la rejeter pour des raisons de sécurité qui, de par leur nature, ne peuvent être divulguées”.

Une course contre la montre a alors commencé pour trouver une autre escorte pour Sharafi, qui ne pouvait pas être envoyé seul à son sort, et que les autorités israéliennes n’auraient pas autorisé à être transféré tout seul vu son état. Son père a été exclu à l’avance, de peur que lui aussi ne soit refusé à l’entrée.

Le 15 juillet, les Médecins pour les droits de l’homme ont présenté une demande pour une nouvelle escorte pour Jalal. La famille a suggéré un parent de 60 ans qui s’appelait également Jalal Sharafi, mais il a lui aussi été refusé par le Shin Bet. Une autre menace pour la sécurité d’Israël… La nuit était alors tombée. Le 16 juillet, date du rendez-vous à Saba, l’aube se lève. La famille a cherché en vain quelqu’un qui accepterait d’accompagner le patient, de le soigner jour et nuit à l’hôpital, probablement sans pouvoir le quitter pendant une longue période, et qui s’engagerait également à s’isoler pendant 21 jours à son retour à Gaza, comme cela y est maintenant exigé.

Finalement, la famille a trouvé Rawaida Sharafi, âgée de 60 ans, également une parente, qui a accepté d’aller avec Jalal. Elle a été lavée de tout soupçon par le Shin Bet, mais il était maintenant 21 heures – trop tard pour partir à Saba. Le bureau de coordination et de liaison du district israélien a demandé à Sheba une date pour une nouvelle admission ; ce n’est que sur cette base qu’il sera possible de délivrer un nouveau permis.

Le lendemain, vendredi, il n’y a pas eu de réponse de l’unité d’hématologie à Sheba. La famille devra attendre jusqu’au dimanche. Mais le samedi, l’état de santé de Sharafi s’est encore aggravé. Il a appelé son père et lui a demandé de venir rapidement à l’hôpital. Il souffrait d’un rythme cardiaque rapide, d’une forte fièvre et d’un grand état de faiblesse. Son père se souvient avoir eu l’impression que la voix de son fils n’était pas la même. À un moment donné, il a également perdu sa capacité de parler.

“Quand va-t-on me soigner ?” ont été ses derniers mots à son père. “Inshallah, demain tu iras”, lui répondit son père. À ce moment-là, Sharafi était encore tout à fait conscient.

Le lendemain matin, la confirmation d’un nouveau rendez-vous le même jour fut envoyée de Sheba et l’entrée du patient et de son escorte fut à nouveau autorisée. Il était clair qu’il faudrait le déplacer par la méthode du “dos à dos” – d’une ambulance palestinienne à une ambulance israélienne qui attendrait de l’autre côté du point de contrôle d’Erez.

Sharafi ne pouvait plus se lever.

Vers midi, alors qu’ils attendaient un dernier appel de la Croix-Rouge pour mettre en route le processus, le cœur de Jalal s’est soudainement arrêté de battre. L’équipe de Rantisi a essayé de le réanimer alors que l’ambulance palestinienne attendait pour l’emmener à Erez, et qu’une ambulance israélienne s’était rendue au point de contrôle pour le récupérer.

Nasser était à l’extérieur de la chambre d’hôpital, priant pour la vie de son fils, quand il a entendu les cris de la mère et des sœurs de Jalal, qui étaient à son chevet quand son cœur s’est arrêté.

Jalal Sharafi a été enterré cet après-midi là.

Un porte-parole de l’unité de coordination des activités gouvernementales dans les territoires a répondu à la question de Haaretz sur la gestion du dossier de Sharafi de la manière suivante : “La première demande de Jalal a été reçue au DCL de Gaza le 14 juillet, et après avoir été examinée par les employés compétents, sa demande de sortie pour un traitement médical salvateur a été approuvée pour le 16 juillet, mais ce permis n’a pas été utilisé pour des raisons sans rapport avec la partie israélienne.

“Le 16 juillet, une nouvelle demande a été reçue pour coordonner la sortie du patient par une ambulance après que sa santé se soit détériorée. En raison de la suspension de la coordination par le Comité civil, l’organisation qui a fait la demande a été invitée à fournir les détails manquants. Le 19 juillet, les détails manquants ont été reçus et sa sortie pour traitement a été approuvée immédiatement. Suite à l’approbation de la demande, le DCL a appris que le susmentionné était décédé. Nous tenons à exprimer nos condoléances pour le décès de Jalal.

“L’unité pour la coordination des activités gouvernementales dans les territoires continuera à travailler en coopération avec les organes compétents afin de permettre, même en ce moment, l’entrée des résidents de la bande de Gaza pour des traitements médicaux vitaux”.

Une mise à jour publiée la semaine dernière par Physicians for Human Rights concernant la nouvelle situation créée en l’absence de coordination entre l’AP et Israël, indique qu’au cours des mois de juin et juillet, l’organisation a traité 195 demandes urgentes de patients gravement malades, la plupart d’entre eux souffrant de cancer – soit cinq fois plus que d’habitude. Seule la moitié des demandes ont été approuvées par Israël.

Céline Jaber, la coordinatrice des permis pour l’AP, a les larmes aux yeux alors qu’elle parle avec Nasser Sharafi et revient sur ce qui s’est passé. Il est convaincu que si son fils avait pu se rendre au premier rendez-vous à Sheba, sa vie aurait été sauvée.

“Toute cette affaire de refus est terrible”, dit-il amèrement. “Parfois, il y a un rejet et quelques jours plus tard, une approbation arrive. Entre-temps, le rendez-vous est annulé. C’est leur méthode pour faire souffrir les gens. Parfois, les gens meurent aussi à cause de cela”.

Une séquence vidéo qu’il nous envoie sur l’enterrement de son fils montre quelques dizaines de jeunes gens se tenant silencieusement en cercle autour de la tombe fraîchement creusée. Eux aussi sont sans présent, sans avenir et sans larmes.

A1 * Gidéon Lévy, né en 1955, à Tel-Aviv, est journaliste israélien et membre de la direction du quotidien Ha’aretz. Il vit dans les territoires palestiniens sous occupation.


7 août 2020 – Haaretz – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah