L’indifférence internationale pour les dizaines de milliers de victimes civiles de Mossoul est une honte

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Il reste un grand nombre de corps sous les décombres. Ici en face d'une école dévastée dans les combats - Photo : capture vidéo

Par Patrick Cockburn

Les civils de la ville n’avaient aucune échappatoire : les forces de la coalition dirigées par les États-Unis leur disaient de fuir les positions de l’EI avant leur bombardement… mais l’EI menaçait de les exécuter s’ils essayaient de fuir.

Le nombre catastrophique des victimes civiles à Mossoul n’intéresse pas beaucoup de politiciens ni de journalistes dans le monde. Cela contraste terriblement avec l’indignation exprimée dans le monde entier pendant le bombardement de l’est d’Alep par le gouvernement syrien et les forces russes, fin 2016.

Hoshyar Zebari, le chef kurde l’ancien ministre irakien des Finances et des Affaires étrangères, m’a déclaré lors d’une interview, la semaine dernière: « Les Services du renseignement kurde estiment que plus de 40 000 civils ont été tués par l’énorme puissance de feu de la Police fédérale, des frappes aériennes et de l’EI lui-même. »

Le nombre réel des morts qui sont enterrés sous les tas de décombres de l’ouest de Mossoul est inconnu, mais il s’élève probablement à des dizaines de milliers, au contraire des estimations beaucoup plus basses données précédemment.

Les gens ont du mal à comprendre pourquoi le nombre de morts à Mossoul a été aussi important. Un rapport méticuleux mais horrifiant d’Amnesty International (AI) intitulé « A tout prix: la catastrophe civile dans l’ouest de Mossoul » en donne une explication à la fois correcte et neutre.

Il ne donne pas le chiffre exact du nombre de morts, mais, à part ça, il confirme beaucoup des choses qu’a mentionnées M. Zebari, notamment les dommages épouvantables causés par les tirs qui ont duré cinq mois sans interruption, de l’artillerie et de roquettes sur une zone encerclée et remplie de civils qui ne pouvaient pas s’échapper.

Cependant, même cela ne suffit vraiment pas à expliquer le carnage incroyable qui a eu lieu. Beaucoup de sièges au cours des siècles ont occasionné de terribles pertes civiles, mais dans un domaine précis, le siège de Mossoul était différent des autres : il n’était pas question pour l’EI, le mouvement le plus cruel et le plus violent du monde, de renoncer à ses boucliers humains .

Même avant l’attaque des forces gouvernementales irakiennes aidées par la coalition dirigée par les États-Unis, qui a débuté le 17 octobre de l’année dernière, l’EI rassemblait des civils dans la ville et ne leur permettait pas d’en sortir pour se mettre à l’abri. Ceux qui ont réussi à atteindre les camps de réfugiés à l’extérieur de Mossoul ont dit que l’EI avait posté des tireurs d’élite et posé des pièges et des mines pour empêcher les habitants de partir.

Déterminé à garder coûte que coûte ses centaines de milliers de boucliers humains, l’EI les a entassés dans un espace de plus en plus restreint à mesure que les forces pro-gouvernementales avançaient. Les patrouilles de l’EI ont dit qu’elles tueraient tous ceux qui quittaient ses maisons. Elles ont soudé des portes métalliques aux maisons pour maintenir les gens à l’intérieur, et ont pendu à des pylônes électriques, ceux qui essayaient de s’échapper et ont laissé leurs corps pourrir là.


Mossoul, une ville dévastée...

« A mesure que l’EI perdait du terrain pendant la bataille, les zones contrôlées par l’EI se remplissaient de plus en plus de civils », explique le rapport d’Amnesty International. « Les résidents de Mossoul ont expliqué à Amnesty International qu’ils étaient obligés de s’entasser dans les maisons par groupes de 15 à 100, avec leurs parents ou leurs voisins ».

Ce sont ces groupes qui sont devenus les victimes de la massive puissance de feu des forces pro-gouvernementales. Dans de nombreuses rues, toutes les maisons sont détruites et il m’a même été impossible d’entrer dans des quartiers gravement endommagés parce que leur accès était bloqué par des ruines, des cratères de bombes et des voitures brûlées.

À l’extérieur de Mossoul, les gens ont tendance à penser que les frappes aériennes sont responsables de la plus grande partie des destructions – et ce n’est pas entièrement faux -, mais M. Zebari a raison de dire que ce sont les bombes et les roquettes des forces terrestres pro-gouvernementales, en particulier de la Police fédérale , qui ont causé le plus de destruction et de pertes civiles.

Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil aux armes utilisées par les forces pro-gouvernementales: elles incluent des obusiers de 122 mm et 155 mm, mais aussi des roquettes Grad de 122 mm, dont l’imprécision est notoire, et des munitions improvisées (IRAM) fabriquées localement qui peuvent atterrir à peu près n’importe où.

Le lance-roquette Grad est une arme soviétique qui remonte à cinquante ans et qui se compose de 40 roquettes, montées sur un véhicule, qui peuvent être tirées en salves de cinquante secondes. Les versions antérieures de cette arme ont eu un effet dévastateur sur l’infanterie allemande et ses positions fortifiées dans les tranchées de la Seconde Guerre mondiale. Les civils rassemblés dans les fragiles maisons dans l’ouest de Mossoul avaient peu de chance de s’en tirer.

La coalition dominée par les États-Unis a déclaré qu’elle tentait d’éviter les frappes aériennes sur les endroits où il y avait des civils et que ses avions ont largué des tracts pour leur dire de s’éloigner des positions de l’EI. Les gens sur le terrain à Mossoul ont vécu cela comme une blague cruelle, parce qu’ils n’avaient nulle part où aller et, que l’EI leur tirerait dessus s’ils essayaient de s’enfuir.

En outre, le système de défense de l’EI était basé sur le déplacement rapide de ses combattants de maison en maison à travers les trous creusés dans leurs murs dans les quartiers modernes de Mossoul; et dans la vieille ville, où la plupart des maisons ont des caves, l’EI a reliés ces caves par des tunnels pour pouvoir tirer et s’enfuir avant que la maison où ils étaient ne soit détruite, le plus souvent par des bombes de 500 livres.

« Il y avait très peu de combattants de Daesh [EI] dans notre quartier, mais ils ont largué beaucoup de bombes dessus », a déclaré Qais, 47 ans, un résident du district de Mossoul al-Jadida. Il a estimé qu’entre 600 et 1000 personnes avaient été tuées dans le quartier, et il m’a montré des photos sur son téléphone de la maison qui était autrefois à côté de la sienne et qui avait été réduite à un tas de débris de briques. « Il n’y avait pas de combattants de Daesh dans cette maison », a-t-il dit. « Mais il y avait sept membres de la famille Abu Imad, et cinq d’entre eux ont été tués en même temps que deux passants ».

Il y a une autre raison qui explique de la dévastation causée par la bataille pour l’ouest de Mossoul, c’est ce qui s’est passé pendant les combats pour l’est de Mossoul entre le 17 octobre et 24 janvier. Le gouvernement irakien et les Américains s’attendaient à une victoire difficile mais relativement rapide. Ils pensaient prendre toute la ville en deux mois environ (en fait, cela a duré neuf mois).

L’attaque de la partie de la ville située à l’est de la rivière Tigre avait été principalement menée par le Service de lutte contre le terrorisme qui est hautement qualifié et expérimenté dans le combat de rue. Les frappes aériennes ciblaient soigneusement des objectifs sélectionnés et n’étaient pas lancées au premier signe de résistance que rencontraient les troupes au sol.

Cette tactique des forces pro-gouvernementales n’a pas fonctionné. Certes, ils ont fini par reprendre l’est de Mossoul après trois mois de gros combats et au prix de très lourdes pertes dans le Service de lutte contre le terrorisme (de 40 à 50 %). Ils ne pouvaient plus se permettre d’avoir autant de pertes dans l’ouest de Mossoul où l’EI était encore plus profondément retranché.

Lorsque l’assaut contre l’ouest de Mossoul a commencé le 19 février, les forces pro-gouvernementales se sont donc mises à utiliser plus facilement l’artillerie, les roquettes et la force aérienne. Et en plus du Service de lutte contre le terrorisme ils ont fait venir la Police fédérale et la Division des interventions d’urgence, qui étaient beaucoup toutes les deux moins bien formés et plus sectaires que le Service de lutte contre le terrorisme. Comme elles ont à leur tour subi de lourdes pertes, elles ont perdu toute retenue dans l’utilisation de leur puissance de feu.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu plus de protestation concernant la destruction de l’ouest de Mossoul? Il n’y a aucun doute que les pertes civiles ont été massives, même s’il existe des différends sur le nombre exact de morts.

La raison principale de ce manque d’indignation est que l’EI était perçu comme un mouvement intrinsèquement diabolique qui devait être vaincu peu importe le nombre de morts que cela occasionnait parmi les habitants de Mossoull.

C’est un argument qu’on peut entendre, mais qui, si l’on en juge par le passé, laisse craindre que l’Irak ne trouve jamais la paix.

Patrick Cockburn * Patrick Cockburn est un journaliste de The Independent spécialisé dans l’analyse de l’Irak, la Syrie et les guerres au Moyen-Orient. Il est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq et de Age of Jihad: Islamic State and the Great War for the Middle East.

21 juillet 2017 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet