Eyad Hallaq : le deuil impossible

Photo : Mahmoud Illean, via Mintpressnews.com
3 juin 2020 - Rana, mère d'Eyad Hallaq, embrasse sa photo dans leur maison du Wadi Joz à Jérusalem-Est. Le samedi qui précède, en début de journée, Hallaq, un Palestinien de 32 ans atteint d'autisme sévère, a été poursuivi par les forces de la police israélienne des frontières dans un recoin de la vieille ville de Jérusalem et a été tué par balle alors qu'il se recroquevillait à côté d'une poubelle après avoir apparemment été pris pour un agresseur. Il se trouvait à quelques mètres seulement de son école bien-aimée Elwyn El Quds - Photo : Mahmoud Illean, via Mintpressnews

Par Gideon Levy

La mère d’Eyad Hallaq dort dans le lit de son fils décédé. Son père refuse de manger. Ils ont un message pour la police israélienne…

Un mois après l’assassinat d’Eyad Hallaq, un jeune Palestinien autiste, sa famille est toujours paralysée par le chagrin et prie le ciel pour que l’agent de la police des frontières qui l’a assassiné paie pour son crime.

L’herbe verte dans la petite cour à l’extérieur de la maison a jauni et est desséchée. Les plantes en pot sont également flétries, après avoir été laissées sans eau pendant un mois. Avant, Eyad les arrosait tous les jours en été, mais maintenant il n’y a plus personne pour s’occuper d’elles. Rana, la mère en deuil, ne cesse de regarder sur son téléphone un petit film de son fils, debout dans le jardin et tenant un tuyau d’arrosage, un léger sourire flottant sur ses lèvres.

Son sourire est plus large dans un autre clip, dans lequel on le voit préparer du fatteh – un plat de houmous avec de la viande et des pignons – pour ses parents. Il avait appris à le préparer au centre pour personnes handicapées d’Elwyn El Quds – qu’il fréquentait dans la vieille ville de Jérusalem – peu de temps avant d’être tué.

“Regardez quel fils j’ai eu”, dit Rana en contemplant sa photo.

Khairy, son mari, a changé de façon impressionnante depuis que nous l’avons rencontré le lendemain de l’assassinat de leur fils, dans la tente de deuil. Il a beaucoup maigri, est décharné et pâle. Il fume deux paquets de cigarettes par jour ; Rana presque trois. Il mange à peine, elle ne cuisine pas. Leur vie s’est brutalement arrêtée.

C’était le 30 mai, un peu après 6h30 du matin, que leur vie a été irrémédiablement détruite. Deux membres de la police des frontières – un officier et une nouvelle recrue – ont tiré sur leur fils alors qu’il gisait, en rampant, sur le sol d’un local à poubelle près de la Via Dolorosa dans la vieille ville, avec son aide-soignante à ses côtés criant en vain : “Il est handicapé, il est handicapé !”

Pour Rana et Khairy Hallaq, leur fils autiste de 32 ans était la prunelle de leurs yeux. Ils ont également deux filles, Joanna et Diana, qui sont toutes deux enseignantes. Mais Eyad, leur fils handicapé, était tout pour eux.

“Il y a un garçon, nous n’en avons pas d’autre”, nous dit Rana en hébreu. “Il est ma deuxième âme. Eyad et moi sommes une seule âme depuis longtemps, depuis de nombreuses années.”

Depuis sa mort, elle dort dans son lit et quitte rarement sa petite chambre ; parfois, elle porte même ses vêtements. Lorsque nous leur avons rendu visite cette semaine, elle nous a reçus en disant : “Je ne peux rien faire – je ne fais que m’allonger dans son lit et regarder ses photos et ses vêtements, voir sa chambre et me souvenir de sa vie”.

Puis elle montre à nouveau des photos de lui, les mains tremblantes ; cette fois, on le voit en train de serrer deux plantes dans ses bras. Il les avait plantées pendant le confinement dû au coronavirus, quand il a été contraint de rester chez lui, dans le quartier de Wadi Joz à Jérusalem-Est.

Maintenant, dit Rana, “les plantes sont mortes”.

Les parents vivent douloureusement une présence restée permanente. Une aura de chagrin profond et sans larmes plane sur le salon de la famille, dont les murs sont maintenant ornés de photos du fils et du frère décédé. Sur le canapé se trouve une photo d’Eyad à côté d’une photo de George Floyd.

“George Floyd a été tué parce qu’il était noir, et Eyad parce qu’il est palestinien”, dit le père d’Eyad. “Mais regardez la différence entre la réaction aux États-Unis et en Israël”, ajoute son épouse.

En effet, d’énormes vagues de colère ont traversé l’Amérique après le meurtre de Floyd à Minneapolis, alors qu’en Israël, il y a eu l’indifférence habituelle, quoique teintée de quelques signes de regret après le tir fatal parce que la victime était autiste. Aucune colère n’a surgi ici, et aucune opinion un peu partagée n’est apparue selon laquelle le meurtre d’Eyad était le résultat d’une politique délibérée, et non une “tragédie”.

Comme Eyad était méticuleux en matière d’ordre et de propreté, sa famille n’ose rien déplacer dans sa chambre. Le lit reste couvert du même couvre-lit qu’il y a un mois, les bouteilles d’après-rasage et autres produits de toilette sont sur le coffre à côté, ses vêtements sont soigneusement pliés dans l’armoire et le pot de bonbons Smiley qu’il aimait est plein lui aussi. Un chargeur de téléphone portable posé au hasard sur une table attire l’attention du père qui le remet rapidement à sa place. “S’il avait vu ça ici, il aurait été en très contrarié”, dit Khairy.

Et de nouveau, un silence oppressant.

“Tout ce que nous voulons maintenant, c’est le calme”, disent les parents. Ils passent la plupart de leurs journées allongés dans leur lit à regarder fixement, ne voient presque personne et n’allument la télévision que lorsque leurs petits-enfants leur rendent visite. Diana vient avec eux quatre tous les après-midi pour essayer de leur remonter le moral, mais très vite ils retombent dans leur chagrin.

Le peu de nourriture qu’ils prennent est commandé dans un restaurant. Rana n’est pas capable d’entrer dans la cuisine, où Eyad s’exerçait à préparer les plats qu’il avait appris dans ses cours de cuisine à Elwyn. Chaque soir, il préparait le plat qu’il avait appris le jour même.

Le personnel du centre était impressionné par ses capacités et avait le projet de le faire engager comme assistant cuisinier dans un hôtel ou un restaurant de la ville.

Khairy lui-même n’a pas travaillé depuis des années, depuis qu’il a été blessé dans un accident du travail dans une fabrique de marbre. Il a maintenant des difficultés à monter les escaliers menant à la tombe toute fraîche de son fils au cimetière de Bab al-Zahara, derrière le bureau de poste de la rue Saladin à Jérusalem-Est.

Rana dit que, si elle le pouvait, elle déménagerait au cimetière. Elle s’est rendue à quatre ou cinq reprises sur la tombe d’Eyad, où une pierre tombale a déjà été érigée.

Le couple ne peut cependant pas se résoudre à visiter l’endroit, juste à l’intérieur de Lions Gate, où il a été tué. Khairy, qui avait l’habitude d’aller prier à la mosquée Al-Aqsa chaque semaine, n’y va plus, car le trajet passe par le lieu du meurtre. Rana a également très peur de s’y rendre.

“Comment peut-on voir l’endroit où ils ont tué votre fils ? J’ai peur que la police me tue là-bas”, dit-elle. “Ils ont bien tué Eyad, qui était un garçon tranquille…”

Photo: Akek Levac
Eyad Hallaq et George Floyd associés sur la même affiche – Photo: Akek Levac

Il y a quelques jours, ses amis du centre d’Elwyn sont venus déposer des feuilles de palmier à sa mémoire sur le lieu de son meurtre, mais la police les a rapidement chassés et a enlevé les feuilles de palmier. Eyad n’aura évidemment pas de mémorial, même improvisé.

La police a rendu le téléphone portable du jeune homme à ses parents après en avoir effacé tout le contenu. Khairy et Rana disent que Eyad aimait filmer son trajet entre l’école et la maison, afin de leur montrer les images à son retour. Peut-être a-t-il également filmé son dernier trajet vers l’école ?

Mardi, Nir Hasson et Josh Breiner, du journal Haaretz, ont rapporté que l’unité d’enquête du ministère de la justice n’avait pas de film l’incident venant d’une caméra de sécurité, même s’il y a au moins sept caméras à proximité – dont deux dans le local à ordures où le meurtre a eu lieu.

Le principal suspect a entre-temps été libéré, et il n’a été interrogé qu’une seule fois par la police.

Khairy : “Il n’y a pas de caméra, il n’y a pas d’images. Pourquoi ? Qu’est-ce que je peux dire ? Avez-vous vu la semaine dernière comment ils ont publié toutes les images du poste de contrôle d’Abou Dis en l’espace d’une heure”, demande-t-il, en référence à une tentative de renverser une femme agent de la police des frontières à un barrage militaire Kiosk à l’extérieur de Jérusalem.

Lundi dernier, c’était le 30ème jour depuis la catastrophe survenue aux Hallaqs. Leur maison dans la rue Yakut al-Hamwai, qui a été envahie par les visiteurs pendant les quatre jours de deuil, était vide lorsque nous sommes arrivés, avec Amer ‘Aruri, un enquêteur de terrain pour l’organisation israélienne des droits de l’homme B’Tselem. Amer ‘Aruri avait consigné le témoignage de l’aide-soignante d’Elwyn, Warda Abu Hadid, qui était à côté d’Eyad lorsque la police l’a abattu.

Rana et Khairy nous ont dit qu’ils ont été très touchés par les manifestations de solidarité et de douleur de milliers de personnes à travers le monde, dont les transmissions de condoléances de la part de nombreux Israéliens. Ils ont été profondément émus par la réaction d’autres parents d’enfants autistes.

Les parents soulignent qu’ils n’ont rien à voir avec l’expulsion de la tente de deuil du militant du Mont du Temple et ancien membre du Likoud MK Yehuda Glick, mais on leur a dit qu’il était en train de faire des selfis, ce qui était choquant.

Des centaines d’Israéliens sont venus partager leur chagrin, disent-ils. Le soir où Glick, qui était venu présenter ses condoléances, a été expulsé par un groupe de jeunes Palestiniens, des dizaines de policiers sont arrivés pour fouiller leur maison. C’était la deuxième perquisition, quatre jours après la première, le jour du meurtre.

A part cela, les Hallaq n’ont pas eu la moindre nouvelle de la police concernant le meurtre de leur fils.

D’autres images : Eyad est penché au-dessus d’une grande marmite de soupe bouillonnante à l’école, épluchant des carottes – un des rares moments où l’on peut voir un bonheur fugace passer sur son visage. “Repose en paix, mon ange”, ont écrit des enfants handicapés de la ville arabe israélienne de Taibeh, qui ont apporté aux parents une photo brodée de lui. L’illustratrice israélienne Einat Magal Smoly leur a envoyé un tableau de Eyad, avec son nom en hébreu et en arabe, et a ajouté une lettre de condoléances.

Rana et Khairy ne sont pas intéressés par une compensation financière, disent-ils ; tout ce qu’ils veulent, c’est que les policiers responsables soient jugés. Un certain nombre d’avocats, dont l’avocat spécialisé en défense des droits de l’homme Michael Sfard, ont proposé leur aide.

“Ces avocats sont au nombre de huit, mais nous savons que rien ne se produira même s’il y en avait cinq ou six plus”, dit Khairy. “Je ne crois pas que le policier ira en prison. S’il avait pensé qu’il irait en prison, il n’aurait pas fait une telle chose. Croyez-moi”.

Nous lui demandons ce qu’il aimerait voir se produire. Son rire est amer. “Israël est un pays respectueux des lois, non ? Israël est une démocratie, non ? Nous attendons de voir. J’attends de voir la loi de l’État d’Israël. Qu’elle soit exactement la même que si c’était le contraire qui ce soit produit : si Eyad avait été un Juif tué par un Arabe, un procès aurait déjà eu lieu. Nous ne demandons pas d’indemnisation. Tout ce que nous voulons, c’est que cela n’arrive à personne d’autre”.

Rana dit qu’elle veut transmettre un message à la police et à l’armée israéliennes : “Veuillez prendre votre temps avant d’utiliser votre arme…” Et elle montre à nouveau des clips, Eyad se brossant les dents, Eyad faisant de la gymnastique, Eyad s’embrouillant en comptant de 1 à 15.

Une vidéo [plus haut dans l’article] mise au point par le Moniteur euro-méditerranéen des droits de l’homme dépeint la dernière heure de sa vie. Le voici marchant sur la Via Dolorosa de Jésus, un masque contre le coronavirus sur le visage, des gants aux mains. Ici, on voit les policiers qui le poursuivent, et là, ils se tiennent au-dessus de lui dans le local à ordures, pour le tuer.

“Il n’y a pas de mots…”, leur dit-on.

“Il y a énormément de mots”, nous répond Rana.

A1 * Gidéon Lévy, né en 1955, à Tel-Aviv, est journaliste israélien et membre de la direction du quotidien Ha’aretz. Il vit dans les territoires palestiniens sous occupation.


4 juillet 2020 – Haaretz – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah