“Cette photo a marqué la fin de ma vie”

Photo : Anne Paq/Al Jazeera
Mohammed Maadi tient dans ses bras sa nièce morte, Jana, âgée d'aà peine deux ans, deux jours après qu'elle a été tuée quand Israël a bombardé la maison de leur famille dans la bande de Gaza en août 2014 - Photo : Anne Paq/Al Jazeera

Par Anne Paq

Une journaliste et photographe raconte l’histoire en arrière-plan de l’image d’un jeune Palestinien refusant de lâcher le corps de sa nièce âgée de deux ans.

“Cette photographie a marqué la fin de ma vie. Elle est restée dans mes bras jusqu’au moment où nous l’avons enterrée” a dit Mohamed Maadi ,une année après le bombardement israélien dans lequel six membres de sa famille ont péri.

J’ai pris cette photo de Mohamed le 3 août 2014 près de Rafah, deux jours après le bombardement. Dans cette photo, il porte dans ses bras le corps sans vie de sa nièce Jana âgée de deux ans.

Israël avait conduit d’intenses bombardements contre cette ville en réponse à la capture d’un soldat israélien par des combattants de Hamas. J’étais dans la Bande de Gaza depuis trois semaines en train de faire un reportage sur les victimes de ce conflit.

Le 3 août tôt le matin, j’avais grimpé dans une voiture en compagnie d’autres journalistes et pris la direction du Sud. Un écriteau portant l’indication « TV » avait été collé à la hâte à l’aide d’un ruban adhésif sur la voiture.

Nous savions que la route était semée de dangers et nous roulions aussi vite que possible. Nous pouvions entendre les explosions de bombes pas très loin.

Mes souvenirs de cette journée sont brumeux. Rien d’étonnant étant donnés le manque de sommeil, le stress et les émotions générées par les atrocités que nous voyions.

J’avais le sentiment de fonctionner en mode automatique, actionnant la caméra, prenant des notes et diffusant les images sur la toile. Nous avions à peine le temps de dormir et de manger et ce n’était que la nuit, quand je revoyais et retouchais les photos, que me revenaient dans toute leur horreur les choses que nous avions vues durant la journée.

Mais il faut dire que cette scène particulière a laissé en moi un souvenir que rien ne peut effacer. Nous venions de visiter l’Hôpital koweïtien de Rafah, qui était submergé par le nombre de morts et de blessés quand on nous parla d’un autre lieu. Dans un champ agricole, il y avait une chambre froide pour les récoltes de fleurs. Elle avait été utilisée cette fois-ci pour entasser les corps parce qu’il n’y avait plus de place dans les morgues de l’hôpital.

Je me rappelle encore l’odeur insupportable des corps se décomposant dans la chaleur de l’été. Elle vous colle à la peau et ne veut pas partir. Des corps sur le sol et dans les étagères. Des personnes tentent de retrouver leurs proches pour les ramener à la maison afin de les enterrer, cela en dépit du risque de nouvelles attaques.

Je me rappelle qu’en quittant la chambre froide, je passai à côté d’un camion dans la cabine duquel il y avait un jeune homme serrant dans ses bras un petit corps enveloppé dans un drap sur lequel était écrit un nom en arabe. Je pris plusieurs photos et il me regarda pendant quelques secondes, des secondes qui ressemblaient à l’éternité.

Qu’a-t’il pu penser de moi, une photographe tentant de documenter son immense douleur ?

Il avait l’air brisé. Je demandais à une autre personne de sa famille leur nom et j’écrivis sur mon carnet de notes “Maadi”. On m’apprit plus tard que l’enfant qu’il tenait dans ses bras était la fille de son frère et qu’il refusait de s’en séparer. A ce moment-là, je ne savais pas ce qu’il était arrivé à la fillette et je n’avais pas de réponse à beaucoup de questions.

Je quittai Gaza deux jours plus tard le cœur lourd d’inquiétude à propos des gens que je laissais là-bas.

Après le cessez-le feu, j’y retournai et commençai à travailler sur un projet collectif multimédia intitulé « Obliterated Families », sur les familles anéanties par l’offensive de 2014. Je savais que je devais rencontrer la famille Maadi pour ce travail.

Quand je rencontrai cette famille, j’ai alors appris que le bombardement de leur maison avait causé la mort de six de ses membres. C’étaient le frère de Mohamed, Bassam âgé de 33 ans, la femme de Bassam, Iman âgée de 31 ans et leurs deux fillettes, Hala âgée de 3 ans et Jana âgée de 2 ans. Deux autres membres de la famille Maadi ont été tués dans ce bombardement : Youcef, le fils d’un des frères de Mohamed, âgé de 2 ans et l’oncle de Mohamed , Suleiman âgé de 53 ans.

Tout cela arriva le vendredi 1er août, ce jour qui fut nommé plus tard Vendredi Noir, le jour le plus sanglant de l’offensive israélienne. Il y avait 31 personnes dans la grande maison familiale des Maadi.

Je fus capable d’identifier le jeune homme que j’avais photographié et appris son nom, Mohamed, mais il n’était pas là lors de ma visite. Toutefois, Ala Qandil, mon partenaire dans ce projet put le rencontrer plus tard. Mohamed n’a jamais pu se remettre de la perte de ses proches. Nous apprîmes aussi qu’il avait été blessé lors du bombardement et qu’il avait été sauvé par ses voisins. Il souffre actuellement de problèmes neurologiques et a abandonné ses études à l’école de mécanique.

En 2017, je retournai encore une fois pour voir cette famille. Cette fois ci, je vis Mohamed brièvement. Il tenait dans ses bras une de ses nièces, une parmi celles qui avaient miraculeusement survécu. Il souriait. Un sourire que je fais aussi l’effort de conserver dans ma mémoire.

La photo que j’ai prise de Mohamed et Jana me hante toujours. Elle sera toujours associée dans mon esprit à la douleur, à l’odeur des corps en décomposition, à l’injustice et aux vies brisées. Celles de ceux qui sont morts comme celles des survivants.

29 janvier 2020 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Najib Aloui