“Assange est arrêté pour délit de journalisme”

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Julian Assange - Photo : Archives
Kristinn Hrafnsson, rédacteur en chef de WikiLeaks, parle de l’arrestation de Julian Assange et de ses conséquences sur les médias en général.

Six ans, neuf mois, trois semaines et deux jours après que Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, s’est réfugié dans l’ambassade de l’Équateur, la situation a pris un nouveau tour lorsqu’il a été traîné hors du bâtiment par la police britannique en réponse à une demande d’extradition des États-Unis.

En matière d’information et parmi toutes les personnalités médiatiques, il y en a peu qui surpassent Assange et WikiLeaks.

Assange est accusé de “complot dans le but de commettre une intrusion informatique” et son extradition pourrait avoir des graves conséquences pour les journalistes à l’ère du numérique, aux États-Unis et ailleurs.

Richard Gizbert du Listening Post s’entretient avec Kristinn Hrafnsson, rédacteur en chef de WikiLeaks, sur les charges retenues contre Julian Assange et le moment choisi pour son arrestation.

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Al Jazeera : Commençons par le contexte : pourquoi maintenant ? Étant donné que l’Équateur a accueilli Julian Assange dans l’ambassade il y a sept ans, la décision de l’en expulser pour qu’il se retrouve probablement à la merci du système judiciaire américain se résume-t-elle uniquement au fait que le président qui lui avait initialement accordé l’asile, Rafael Correa, n’est plus au pouvoir, depuis qu’il a été remplacé par le nouveau président, Lenin Moreno ?

Kristinn Hrafnsson : Oui c’est exactement ce qui s’est passé. Je veux dire que le seul changement dans le scénario a été l’arrivée au pouvoir en Équateur d’un nouveau président incapable de résister à la pression et/ou désireux de se concilier l’administration Trump.

Le New York Times avait rapporté en décembre que Moreno était prêt à livrer Julian Assange à l’administration Trump en échange d’un allégement de la dette du pays ou de libéralités du FMI. Ce n’est donc pas une surprise que cela se soit terminé de cette manière cette semaine.

Al Jazeera : Edward Snowden fait partie des gens qui ont tout de suite réagi sur Twitter : “Les images de l’ambassadeur de l’Équateur invitant la police secrète du Royaume-Uni à venir à l’ambassade expulser un rédacteur en chef et – que cela vous plaise ou non – un journaliste primé, se retrouveront dans les livres d’histoire. Ceux qui n’aiment pas Assange se réjouissent sans doute, mais c’est un moment noir pour la liberté de la presse.”

Et vous qu’en pensez-vous ?

Hrafnsson : Je suis tout à fait d’accord avec Snowden, c’est un jour très noir et cela crée un précédent totalement… qui est, en fait, très dangereux pour les journalistes, les rédacteurs, les éditeurs partout dans le monde. Si on peut extrader un journaliste vers un pays tiers, en l’occurrence les États-Unis, pour avoir écrit la vérité, aucun journaliste n’est plus en sécurité. Il faut arrêter cela. Il faut s’y opposer de toutes les manières possibles. Les journalistes doivent s’unir pour défendre Julian Assange, quoi qu’ils pensent de lui.

Al Jazeera : Les États-Unis allèguent, dans leur Acte d’accusation, qu’en mars 2010, Julian Assange a accepté d’aider Chelsea Manning, sa source, à cracker un mot de passe pour avoir accès à certains des documents classifiés du ministère de la Défense américain et les publier ensuite sur WikiLeaks. Est-ce que ça s’est vraiment passé ainsi ? Et si oui, en quoi est-ce un problème pour Julian Assange ?

Hrafnsson : Eh bien, il est fait état de cette communication, une communication présumée entre Julian et Chelsea Manning, depuis plusieurs années. Il s’agit d’une communication présumée entre un journaliste et une source, et de ce que cela entraîne.

On cite dans l’Acte quelque chose que Julian Assange aurait dit à Chelsea Manning : “Les yeux curieux ne s’assèchent jamais”, et qui serait, selon l’accusation, une preuve de conspiration. C’est scandaleux. N’oublions pas que Chelsea Manning avait été condamnée à 35 ans de prison, et qu’elle en était sortie au bout de sept ans. Elle a été renvoyée en prison pour avoir refusé de témoigner contre Julian Assange et WikiLeaks.

On est donc en plein escalade : on a Chelsea Manning en prison et on a Julian Assange en prison ; on arrive au dernier épisode d’une saga dans laquelle un journaliste, éditeur et rédacteur en chef risque d’être condamné à de la prison ferme pour avoir fait son métier de journaliste.

Al Jazeera : Aux États-Unis, les charges sont passibles d’une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans. Tout d’abord, croyez-vous le ministère américain de la Justice sur parole ?

Hrafnsson : Non, je veux dire qu’il y a deux choses à considérer ici. Tout d’abord, il y a… il y a la référence au piratage, les médias parlent de conspiration de piratage, ce qui est très étrange.

Mais en plus, ce n’est que la pointe de l’iceberg. Nous sommes absolument certains que ce n’est qu’une des accusations qui seront portées contre Julian Assange, et qu’il sera accusé de toute une série d’autres délits lorsqu’il arrivera – s’il y arrive – aux États-Unis.

L’accusation est présentée de cette façon, à notre avis, pour augmenter les chances qu’il soit extradé, en espérant que les gens se diront : “Il risque seulement cinq ans de prison!”

Al Jazeera : Beaucoup de médias ont publié des documents qui leur ont été fournis par WikiLeaks au cours de la période où vous avez été le plus actif. Il y avait des journaux de guerre afghans, des journaux de guerre irakiens, des câbles diplomatiques américains, Les médias grand public se sont nourris avec frénésie de toutes ces informations.

Le New York Times, par exemple, a publié des informations fournies par WikiLeaks, les a exploitées, en a fait des clics, en a tiré profit et pourtant il a publié hier un éditorial où tous les mots sont soigneusement pesés et dans lequel il se garde lâchement de prendre position. Alors que le Guardian du Royaume-Uni a écrit que “l’extradition d’Assange est une erreur”.

Que pensez-vous de la façon dont les médias ont couvert cet événement ?

Hrafnsson : Eh bien, ils ne veulent pas prendre de risques et il me semble que le New York Times, j’ai lu l’éditorial, est satisfait. Il a trouvé le moyen de s’en sortir en disant que, eh bien, les accusations ne concernent pas la publication d’articles, ni le journalisme, mais quelque chose de totalement différent.

Les médias font leur la rhétorique de l’administration Trump alors que… je trouve cela vraiment honteux – nous savons tous de quoi il s’agit – alors qu’il s’agit des révélations de crimes de guerre en Irak et en Afghanistan. C’est de cela qu’il s’agit.

Le Guardian a changé de ton – nous nous sommes montrés très critiques à l’égard du Guardian, et nous allons les poursuivre en justice pour un article diffamatoire fabriqué de toutes pièces qu’ils ont publié le 27 novembre, un article très dangereux alléguant que Paul Manafort aurait rencontré secrètement (*) Assange à l’ambassade équatorienne à trois reprises. Tout le monde sait que c’est de l’invention pure et simple mais ils ne veulent pas se rétracter.

Al Jazeera : Écrit par Luke Harding.

Hrafnsson : Oui, écrit par Luke Harding et Dan Collins avec l’aide d’une tierce personne équatorienne. Le Guardian a donc changé son fusil d’épaule et est arrivé à la bonne conclusion sur cette question.

Al Jazeera : Pensez-vous que Julian Assange puisse obtenir un procès équitable aux États-Unis ? Pensez-vous qu’il puisse obtenir une audience d’extradition équitable au Royaume-Uni ? Qu’est-ce qui va se passer à votre avis ?

Hrafnsson : Eh bien, si l’on en juge par les commentaires venimeux du juge la semaine dernière qualifiant Assange de “personnalité narcissique” entre autres – ce que j’ai trouvé totalement scandaleux…

Al Jazeera : Vous n’avez donc pas grand espoir…

Hrafnsson : Je n’ai pas grand espoir dans le système judiciaire britannique. Pas plus que dans le système judiciaire étasunien. Il est absolument impossible d’avoir un procès équitable aux États-Unis. Si l’on en juge par les propos incendiaires des officiels au fil des ans, et maintenant de ceux membres de l’administration Trump, il n’y a aucune chance qu’il y ait un procès équitable.

Al Jazeera : Jeremy Corbyn, le chef de l’opposition britannique, a dit clairement que “le gouvernement britannique devait s’opposer à l’extradition de Julian Assange vers les États-Unis, pour avoir révélé des preuves des atrocités commises en Irak et en Afghanistan”.

Les politiciens britanniques peuvent-ils faire quelque chose, ou est-il trop tard ?

Hrafnsson : Bien sûr, ils peuvent faire quelque chose, et nous leur sommes vraiment reconnaissants de leur appui. Ils ont de l’influence sur l’opinion publique, et de plus l’opposition pourrait être au pouvoir lorsque l’affaire arrivera devant les tribunaux ici. Oui, leurs commentaires ont le pouvoir de changer la donne, tout comme les commentaires scandaleux des politiciens étasuniens rendent totalement impossible un procès équitable dans ce pays.

Al Jazeera : Cette affaire concerne plus que Julian Assange, elle constitue un précédent qui glace le sang d’autres organes d’information. Je me demande comment WikiLeaks peut encore fonctionner efficacement avec Julian Assange derrière les barreaux… Vous êtes à WikiLeaks depuis 10 ans, vous en êtes maintenant le rédacteur en chef. Allez-vous continuer à publier des informations au même rythme ?

Hrafnsson : Nous avons bien sûr été freinés par la situation dans laquelle Julian se trouve depuis des années, mais nous avons essayé de contourner le problème, et nous avons trouvé des moyens de le faire. Parfois, pendant des semaines et des mois, Julian ne pouvait communiquer avec le monde extérieur que par l’intermédiaire de ses avocats et des quelques collègues qui pouvaient entrer à l’Ambassade.

Nous pouvons contourner ce problème, et WikiLeaks va continuer son travail, oui absolument.

Al Jazeera : Le Listening Post vous remercie de cet entretien.

Note :

(*) Voir le lien

14 avril 2019 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet